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PETITE FILLE ? LA FABRIQUE TRANSGENRE (1)



« Emile est homme et Sophie est femme ; voilà toute leur gloire.

Dans la confusion des sexes qui règne entre nous,

c’est presque un prodige d’être du sien »


Jean-Jacques Rousseau



« Petite Fille » est un documentaire présentant ce qui est qualifié de combat, notamment contre une école, d'une famille, et en particulier d'une mère (Karine), pour accompagner son fils (Sasha) dans sa transition vers le sexe féminin. C'est à une perception particulière, mais dominante, celle de Sébastien Lifshitz, de la « transidentité » ou du « transgenrisme », que ce documentaire invite le spectateur.


Afin de produire ce commentaire je me suis abstenu de lire ce qui a été écrit au sujet de « Petite Fille » tant par les associations psychanalytiques que les divers journaux d'opinion. Je me réserve ces lectures après la publication des deux parties de ce commentaire. Le seul document extérieur au film que j'exploite dans ce texte est une interview de Sébastien Lifshitz.


LA CAUSE QUI FAIT GENRE DE COMBATTRE ALORS QU'ELLE A DEJA GAGNÉ


Les effets sociaux générés par une production culturelle sont toujours un indicateur intéressant à prendre en considération afin d'estimer sa teneur idéologique. De façon générale, il est aisé d'affirmer que plus une production culturelle est adoubée par le public plus elle va dans le sens de l'idéologie dominante. Ceci est, à quelques exceptions près, toujours vérifiable. Au sujet de « Petite Fille », qui a très rapidement explosé tous les records d'audience de la chaîne Arte, le moins que je puisse dire est que les critiques me sont apparues comme dithyrambiques et l'accueil du public assez extraordinaire de par son enthousiasme. Le documentaire a été perçu comme une ode à la tolérance, à l'ouverture, au progrès ainsi qu'une invitation à la fois douce et touchante, voire poétique, au décloisonnement des catégories traditionnelles, à l'élargissement des mentalités, et enfin au déplacement des lignes sociétales vers un chemin de lumière transgenre. Internet, et les réseaux sociaux tout particulièrement, se sont fait, de façon très majoritaire, la caisse de résonance incroyablement puissante de ce vent progressiste insufflé par ce documentaire.


Au moment où j'écris ces mots il m'apparaît comme opportun de préciser que la « cause transgenre » n'est absolument pas inconnue ou méconnue pour qui est muni d'une paire d'yeux et d'oreilles, et qu'il est même de plus en plus difficile ces temps-ci de passer à côté. J'en veux pour preuve une célèbre émission, qui avait fait grand bruit, avant même la diffusion de « Petite Fille », en accueillant un enfant transgenre du nom de « Lilie » afin qu'il présente ce qui fut également qualifié de « son combat », soutenu inconditionnellement, comme il se doit, par sa famille (notamment par sa mère), et, au passage, par TF1 — excusez du peu. L'émergence récente de nombreux artistes transgenres ou présentant des caractéristiques ouvertement androgynes est un fait notable qui est à rappeler, ainsi que la présence d'émissions et de podcasts traitant du sujet (M6, France Culture, Brut). À un niveau plus social et médical, la présence, dans la plupart des pays occidentaux de centres d'accompagnement des enfants et des adolescents dans leur transition vers l'autre sexe dénote également que la question de la « transidentité » est bien implantée et fait l'objet de subventions privées et publiques. Même au niveau de la psychanalyse instituée, la plus grande école (en nombre d'adeptes), celle dite de la cause freudienne, a récemment invité Paul B. Preciado en « guest star » — philosophe, transféministe, queer, transgenre, pro-sexe, et espagnol — et en réaction au discours de celui-ci, Eric Laurent lui-même (le numéro 2 historique de l'école), a décrit la cure analytique comme « voyage trans ». Dans les sphères les plus élevées du pouvoir, je rappelle la récente nomination au Ministère de la fonction publique belge de Petra de Sutter, également dite transgenre ; mais aussi que l'une des toutes premières actions de Joseph Robinette Biden Jr. (président des États-Unis) a été de nommer Rachel Levine, pédiatre et psychiatre transgenre, comme Ministre adjointe de la Santé, et de prendre position très favorablement, et ce dès son discours d'investiture, auprès de la « jeunesse transgenre ». Pour en revenir plus précisément à « Petite Fille », je rappelle que ce documentaire a été diffusé sur et produit par Arte — chaîne publique d'envergure internationale, et soutenue financièrement par l'Union Européenne — et qu'il a déjà été récompensé sur la seule année 2020 à plus de treize reprises dans différents festivals internationaux. C'est peu dire donc que la « cause transgenre » est très présente dans les médias, dans le monde de la culture, et qu'elle bénéficie d'un traitement si ce n'est pas de faveur ou moins très favorable. Voilà qui me permet de relativiser quelque peu ce qui se présente comme « la cause transgenre et son combat » puisque, si combat il y a, cette cause se situe davantage du côté de Goliath que de David. Elle ne manque absolument pas de moyens, de soutiens, elle n'est pas du tout marginale. La véritable question serait plutôt : Qui ne soutient pas cette « cause » ? Qui est contre ? Où cette « cause » n'est-elle pas présente ? Cela n'est pas une façon de minimiser le combat, et parfois même ce que Karine nomme « sa mission », mais de souligner d'emblée comment les passions et les bonnes intentions subjectives sont toujours, et à leur insu, prises et produites par ce qui largement les dépasse et qui s'appelle l'idéologie. J'essaierai alors, dans la suite de cet exposé, de démontrer comment Sébastien Lifshitz a su produire une merveille de forçage idéologique avec ce documentaire.


« PETITE FILLE » : ANALYSE DE LA FORME DU DOCUMENTAIRE ET DU CONTENU DE QUELQUES SCENES


« Petite Fille » ne fait pas exception dans la filmographie de Sébastien Lifshitz, bien au contraire, il semble plutôt poursuivre le chemin empreinté par le réalisateur depuis déjà plus de deux décennies et ajouter une pierre, et non des moindres, à son important édifice de films généralement adoubés par la mouvance LGBTQIAP — le lecteur aura remarqué par lui-même que l'utilisation d'acronymes, qui plus est, à rallonge, à cela davantageux, que l'on n'a plus la moindre idée de ce qu'ils désignent.


Sur l'affiche du documentaire est écrit : « un film de Sébastien Lifshitz », et, à bien y regarder, ce dit documentaire se rapproche, par bien des aspects, en effet, d'un film : la luminosité, le contraste, les cadrages, la mise en scène, la musique ... m'ont donné l'impression que je regardais un film et non un documentaire. D'ailleurs, la présence d'un scénario est classiquement exclu dans un documentaire dans lequel on retrouve plutôt des hypothèses que le réalisateur cherche à vérifier ou à infirmer. Aussi, dans un documentaire, le spectateur s'attend davantage à ce que le réalisateur lui présente des informations vérifiables sinon proches d'une certaine objectivité. Dans ce film, tel n'est pas le cas, seule la perspective de Karine, qui coïncide curieusement en tous points avec celle de Sébastien Lifshitz est présentée ; de plus un scénario, un script, sont bel et bien présents, ainsi qu'une intrigue, sous forme de fil rouge, qui ne se dénoue qu'à la fin, et qui pourrait se formuler ainsi : « Sasha va-t-il réussir à faire accepter sa « différence » grâce au combat mené par sa mère ? Va-t-il réussir à intégrer son école en tant que fille ? » Le scénario est très bien ficelé et s'enracine dans un puissant postulat duquel, par le découpage, le montage des images et la sélection des paroles, Sébastien Lifshitz empêche le spectateur de douter ou de s'écarter, à moins d'un effort d'analyse important. C'est une vision qui ne prétend donc pas à l'objectivité mais qui est clairement orientée, teintée par la subjectivité même de Sébastien Lifshitz : le réalisateur invite expressément le spectateur à épouser son point de vue. Le seul élément qui permet le doute quant à la nature de cette production, et qui la ferait davantage pencher vers le documentaire que le film, est la présence de personnes qui ne sont pas des acteurs, à moins que le spectateur ne considère que ces personnes jouent, en fait, devant la caméra, leur propre rôle, invitées par la simple présence de l'équipe de tournage. Il existe en effet une catégorie entre le film et le documentaire qui s'appelle le film-documentaire à laquelle semble appartenir cette production avec, tout de même, une tendance accentuée vers le film de par la scénarisation manifeste. Dans la nature même de cette production, je note déjà, si je peux dire, une confusion des genres.

J'ajouterai, et ce avant toute lecture du contenu du film, mais aussi de son aspect formel, qu'il me semble également crucial de rappeler une autre réalité moins reluisante : préalablement à la mise en scène du film lui-même, Karine, Sasha et leur famille ont, bien entendu, fait l'objet d'un appel d'offre et d'un casting de la part de Sébastien Lifshitz et de son équipe. Ils n'ont pas été choisis au hasard, et l'idée de ce film n'a pas non plus inopinément émergé suite à une rencontre impromptue entre Sébastien Lifshitz et cette famille. Je fais un pas supplémentaire et suppose, au contraire, qu'ils ont été choisis en fonction de leur potentiel à véhiculer le message du réalisateur. Autrement dit, Karine, Sasha et leur famille ne sont pas à l'origine du film mais l'idée du film leur pré-existe. Voici, il me semble, quelques rappels salubres au spectateur qui, bien souvent, lorsqu'il regarde un film ou un documentaire a tendance à oublier ces évidences de par la force hypnotisante de l'image. Pourtant, il s'agit des conditions mêmes de réalisation d'un documentaire/film. Voici ce qu'une lecture qui se veut sérieuse se doit de souligner.


Je disais un peu plus tôt que Sébastien Lifshitz empêchait, de par son découpage, son montage, son cadrage, le spectateur de douter ou de s'écarter de son affirmation de base, de ce qui se veut apparaître comme une évidence indiscutable, ou encore comme un axiome, un postulat, voire un principe, qu'il lui impose dès le départ.


Quelle est cette évidence indiscutable, cet axiome, ce postulat que le réalisateur impose au spectateur ? Et comment s'y prend-t-il ?


L'axiome imposé au spectateur et duquel il ne doit pas douter n'est autre que le titre du film : « Petite Fille », à entendre comme : « Sasha est une petite fille » — je reviendrai à plusieurs reprises sur l'étrange qualificatif « petite », qui n'est pas là non plus par hasard. Le film se repose sur le principe fondamental que Sasha est une petite fille.


Ce postulat paraît absurde à énoncer tellement il apparaît comme évident. Ça pourrait même prêter à rire. Cela dit, n'est-ce pas bien souvent le rôle du psychanalyste que d'évider l'évidence ? Soit de la questionner, de la remettre en cause, par des observations ou des remarques parfois bêtes, voire idiotes. C'est bête de dire, tellement cela paraît évident, que le but de ce film est de faire croire au spectateur que Sasha est une fille. Il faut quand même le dire, car tel est le cas. Si Sasha était réellement une fille, ce film aurait-il pu seulement exister ? Si Sasha était une fille, il n'y aurait simplement pas eu de film.


Comment Sébastien Lifshitz s'y prend pour imposer cela et le faire apparaître comme une évidence ? C'est bien là que le talent du réalisateur entre en scène. Il convient ici d'être attentif au tout début du film, et ne pas arriver en retard, car c'est là où tout se passe, où tout se déploie, s'ouvre et se referme dans un même mouvement. En moins de quatre minutes à quoi le spectateur a-t-il droit ?


1 — La scène d'ouverture est un closeup (gros plan) où le spectateur est convié à découvrir Sasha dans son intimité, face à son image, en train de se mirer : enfant aux cheveux long, mince, en habits féminins. Des strass, des paillettes, une petite voix fluette, une couronne, puis un ruban dans les cheveux, et pour finir, un collier. Le spectateur croirait, en effet, avoir une fille devant les yeux.

2 — La deuxième scène consiste en une bataille de boules de neige où une harmonie semble se dégager de la famille. La musique douce renforce cette impression. Sasha arbore notamment un long manteau, un bonnet à petits motifs, une écharpe et des gants roses — plutôt féminisé donc. Il est de dos, la musique s'intensifie ...

3 — Puis apparaît à ce moment précis délicatement le titre en lettres majuscules blanches sur fond noir : PETITE FILLE. Comme pour confirmer par écrit la perception visuelle, mais illusoire, du spectateur.

4 — La scène suivante tranche radicalement avec la (2) puisque à la famille dehors succède un individu seul dedans (Karine dans sa voiture), à la blancheur du paysage enneigé succède le noir des lunettes ; aux éclats de rire, aux cris de joie, et à l'innocence toute enfantine, succède le silence, le sérieux, la concentration d'un visage fermé, décidé, comme prêt au combat. Cela donne tout de suite l'idée au spectateur que le bonheur auquel il vient d'assister est en danger, qu'il faut le défendre.

5 — La scène suivante confirme cette intuition puisqu'il s'agit de l'entretien entre Karine, en pleurs, se sentant coupable de ce qui arrive à Sasha, et le médecin de famille, où l'adversaire est nommé (l'école) et la solution présentée (une orientation vers des spécialistes est déjà envisagée) . La mécanique qui, par la suite ne connaîtra aucune perturbation, mais bien au contraire suivra un crescendo, s'enclenche là silencieusement devant les yeux du spectateur. Détail crucial : aux images de Sasha habillée en fille, et au titre en majuscules, succèdent les premières paroles véritablement prononcées, articulées du film, lors de cette scène, par Karine :


« Sasha depuis longtemps, maintenant, se sent ... c'est pas ... il ne se sent pas : Sasha est une petite fille. »



Voilà donc pour les premières paroles du film, gonflées des sanglots de Karine, qui en finissent déjà de planter le décor — le tout en moins de quatre minutes —, et d'introduire dans l'esprit du spectateur non pas une hypothèse mais un postulat, une affirmation, un axiome, un principe indéboulonnable qui ne sera jamais mis en branle pendant l'heure et demie que durera le film. La logique mise en place dans ce documentaire n'est pas celle du questionnement, de l'interrogation, de la découverte, de la surprise, de l'étonnement ni même celle de la recherche, mais plutôt l'imposition d'un positionnement ferme, tranché, affirmatif, déclaratif et définitif qui s'auto-renforce et s'auto-confirme de séquence en séquence. Il ne s'agit même pas de persuader ou de convaincre le spectateur mais de lui répéter, après avoir très vite planté le décor, et ce sous différentes formes, sans cesse ce leitmotiv pour qu'il en accepte l'immanente évidence : SASHA EST UNE FILLE. D'une main de maître, de par ses qualités de réalisateur, Sébastien Lifshitz plonge le spectateur dans un dispositif solide qui ne permet pas le doute quant au constat de départ et à l'unique but à atteindre, qui le long du film se fait de plus en plus précis et apparaît comme inéluctable ...


J'aimerais attirer l'attention du lecteur sur deux autres techniques cinématographiques copieusement utilisées par le réalisateur qui lui permettent d'orienter l'attention du spectateur précisément là où il le souhaite, mais aussi de l'en détourner d'autres possibilités, afin de renforcer l'idée principielle.


Il saute aux yeux que les techniques de cadrage les plus utilisées dans ce film sont le gros plan et le très gros plan. Il ne serait pas exagéré de considérer ce film comme une suite quasi ininterrompue de gros plans et de très gros plans. Ces deux techniques de cadrage sont celles de la mise en valeur et en évidence du détail. En utilisant ces techniques tout réalisateur souhaite produire une proximité entre le spectateur et l'image. Bien entendu, le gros plan et le très gros plan sont une technique de mise en relief de l'émotionnel, de l'intime, et lorsqu'elles représentent, pour ainsi dire, l'écrasante majorité des images projetées, il est facile d'en déduire que le réalisateur veut produire la complicité du spectateur. La fabrication de cette complicité est également perceptible dans les scènes, toujours en gros plan, de tête-à-tête que le spectateur a avec Karine et le père de Sasha (qui n'est pas nommé) où ils se confient au caméraman en le tutoyant. Cela donne l'impression que c'est le spectateur qui est tutoyé comme s'il était un proche de la famille. Cela me confirme dans l'idée que le réalisateur veut que le spectateur épouse son point de vue — au sens propre et figuré. L'omniprésence de gros plans et très gros plans de visages affichant une vaste palette affective (joie, tristesse, colère ...) met l'accent sur l'émotionnel et contribue à activer cette fibre uniquement chez le spectateur qui produit nécessairement une forme d'identification imaginaire, d'empathie avec les protagonistes, et donc, avec l'idée défendue. Le long du film le spectateur se surprendra peut-être par sa propre colère envers l'école catholique et la professeur de danse russe, alors qu'ils ne sont pas présents une seule fois à l'image et que leurs propos ne sont que rapportés par Karine.



La création d'un lien qui se veut intime entre le spectateur et le postulat (Sasha est une fille) se confirme encore plus avec la présence de beaucoup de gros plans d'accessoires féminins qui émaillent le film. Au-delà de cette « tyrannie de l'émotionnel », qui caractérise si bien notre époque, naturellement présente dans ce film, et qui court-circuite toute réflexion, ce que les gros plans produisent aussi est une incapacité d'élargir le spectre perceptif du spectateur, comme s'il portait des œillères. Le gros plan perceptif fait écran au « gros plan narratif » qui en réalité surplombe ce film. Le premier n'est en réalité que l'effet du second. Ce que je nomme « gros plan narratif » est la vision idéologique extrêmement restreinte présentée que défend le réalisateur. Afin d'étayer cette idée, je propose de quitter l'analyse formelle du film pour un moment et d'exploiter une interview de Sébastien Lifshitz.


SEBASTIEN LIFSHITZ : LECTURE DE SON INTERVIEW SUR FRANCE INTER


Ici, je me permets un aparté hors du film pour en souligner l'aspect idéologique unilatéral, loin de tout questionnement ou de possibilité d'élargissement, mais aussi afin de présenter plus précisément le vecteur idéologique qu'est ce documentaire. Pour ce faire, j'ai recours à l'interview sur France Inter de Sébastien Lifshitz, par la très enthousiaste et conquise Sonia Devilliers, la veille même du lancement de « Petite Fille » sur Arte.


Voici dix passages recueillis de cette interview et prononcés par la douce et calme voix de Sébastien Lifshitz :


1 — « Quand moi je suis arrivé, en tout cas, dans la vie de Sasha, sa mère bataillait déjà avec l'école depuis un certain temps. Et c'est sûr que l'arrivée d'une caméra, d'un film, d'une chaîne de télévision ... tout ça n'a fait que finalement mettre de l'huile sur le feu. C'est là qu'ils ont vu rouge. Car d'une certaine façon, tant qu'ils étaient en face à face, l'école avait le sentiment d'une certaine autorité. Elle imposait sa toute-puissance, son regard implacable et cruel sur cette situation. Ce qui est fou d'ailleurs. »


2 — « Ce qu'il faut voir c'est que beaucoup de parents qui ont des enfants transgenres n'ont rien en face d'eux pour pouvoir les aider, ils sont démunis. »


3 — « Sasha ressent au plus profond d'elle-même qu'elle est une petite fille. Point. »


4 — « Sasha n'est pas dans le discours. Elle n'a pas de discours à tenir sur elle-même. C'est juste une petite fille de sept ans. Point. »


5 — « C'est l'un des enjeux du film. Qu'elle puisse dire : « Mais je suis une fille ». Exactement. Le dire à tous. »


6 — « Elle est en train de gagner une bataille. »


7 — « Moi je la regarde, de toute façon, dès la première fois que je l'ai vue, pour moi, elle était une petite fille. Point. C'est-à-dire que mon point de vue, dans le film, moi, j'ai vraiment choisi mon camp. Moi je suis avec Sasha. Je la soutiens à fond. Le film s'appelle « Petite Fille ». C'est une petite fille. Point barre. Il n'y a pas de discussion. »


8 — « Vous savez la lutte, ça forge. Ça forge le caractère. Je vois qu'elle a un mental d'acier. »


9 — « Elle a appris à se battre très jeune. Elle sait ce que c'est, à un moment, d'avoir un ennemi, d'avoir des ennemis. »


10 — « Pouvoir la regarder, l'accompagner dans son évidence de petite fille, pour moi, c'est un geste important. »


Afin d'en simplifier la lecture j'ai procédé à une découpe des propos de Sébastien Lifshitz en deux parties :


La première partie qui regroupe les passages 3), 4), 7) et 10) est celle de l'affirmation sans sourciller, sans douter, présentant une absence totale de questionnement ainsi qu'une fermeté assez surprenante : « Sasha ressent au plus profond d'elle-même qu'elle est une petite fille. Point. » et « Sasha n'est pas dans le discours. Elle n'a pas de discours à tenir sur elle-même. C'est juste une petite fille de sept ans. Point. » et « Moi je la regarde, de toute façon, dès la première fois que je l'ai vu, pour moi, elle était une petite fille. Point.» et «

Le film s'appelle « Petite Fille. C'est une petite fille. Point barre. Il n'y a pas de discussion. » et encore « son évidence de petite fille ».


La ponctuation des affirmations par des expressions comme « point » ou « point barre » ou encore « il n'y a pas de discussion » montre à quel point — c'est le cas de le dire — le réalisateur est peu enclin, non pas au doute, mais à l'idée même de dialogue. Bien entendu, c'est cette même fermeture qui se retrouve dans le film afin non pas de convaincre le spectateur mais de lui imposer cette vision, cette conviction personnelle qui semble impossible de remettre en cause.


Je relève également deux formulations qui me paraissent surprenantes : « Elle n'a pas de discours à tenir sur elle-même » un peu comme si Sasha était infans, dépourvu de parole, ce qui peut donner une idée assez précise de la présence du qualificatif « petite » dans le titre du film. Et en effet, le spectateur constate en regardant le film que Sasha n'y parle, pour ainsi dire, quasiment jamais. La seconde curieuse affirmation est : «Le film s'appelle « Petite Fille ». C'est une petite fille. Point barre. » Il serait plus logique de s'attendre à une formulation comme : « Sasha étant une petite fille c'est tout naturellement que le titre du film est « Petite Fille ». Mais là les choses s'inversent étrangement, ce qui me donne l'impression que c'est bel et bien la conviction personnelle de Sébastien Lifshitz qui prévaut sur la réalité. Cette impression se renforce pour le lecteur qui aura remarqué la présence de multiples « Pour moi » et « Moi, moi, moi... » dans le discours de l'altruiste Sébastien Lifshitz. Pour le bon déroulement du film Sasha devait donc être une petite fille. Sinon, si par malheur un doute venait à s'immiscer, on sent bien que tout cet édifice, apparemment solide, et ses rouages extrêmement bien huilés s'effondreraient comme un château de cartes.


La seconde partie qui regroupe les passages 1) 2) 5) 6) 7) 8) 9) est celle de l'introduction du combat idéologique. Comme dans le film, est présent dans cette interview un lexique abondant qui se réfère à la lutte, à la guerre, à l'agressivité : « bataillait », « vu rouge », « huile sur le feu », « gagner une bataille », « la lutte ça forge », « mental d'acier », « se battre », « avoir des ennemis » ... et tout ça dans le but que Sasha puisse un jour dire à tous qu'il est une petite fille, tel est l'un des enjeux du film, selon son réalisateur. Le dessein de Sébastien Lifshitz n'est donc pas seulement de filmer la vie de Sasha, le combat de Karine, d'une position extérieure, mais par son intervention réelle dans leur vie, par la production de cet objet cinématographique et médiatique, de faire changer la donne, d'avoir un impact, d'exercer son influence, de peser de tout son poids de réalisateur à succès. C'est d'ailleurs ainsi qu'il présente la situation face à l'école : sa présence et celle de son équipe ont aussi pour but de rétablir ce qu'ils perçoivent comme une injustice dont Sasha serait la victime, en faisant basculer « le sentiment d'autorité », « la toute-puissance », le « regard implacable et cruel » de l'école ... qui jusque-là refusait d'appeler Sasha par le pronom personnel « elle », mais aussi qu'il porte robe ou jupe au sein de l'établissement. Suite aux déclarations de Sébastien Lifshitz dans cette interview, je me demande dans quelle mesure sa présence n'a pas poussé l'école à se mettre en retrait et à fermer toute communication — « C'est là qu'ils ont vu rouge » — mais aussi, au final, à plier face à la requête de Karine, forte alors de son prestigieux soutien de marque. Je me pose la question de savoir où est la toute-puissance dans cette histoire : dans une école privée d'un petit patelin ou chez un réalisateur qui a le vent en poupe, fer de lance de idéologie relayée dans les médias ? Qui est en position de force ? Qui peut intimider l'autre ? Qui a le plus à perdre dans cette histoire ? Le Chevalier Blanc Lifshitz qui défend l'ouverture et la tolérance ou la méchante école privée catholique intolérante, « fermée sur elle-même », « étriquée dans son petit monde » ?



Pour en finir avec cette interview et revenir ensuite au film, je note que Sébastien Lifshitz s'acquitte de son intervention de Justicier en pré-textant que les familles d'enfants transgenres sont démunies et n'ont aucune aide (2). Comme je l'ai évoqué au préalable, exemples à l'appui, dans l'introduction, cela est tout simplement faux, et, d'ailleurs, il en est la preuve vivante. Les enfants et adolescents transgenres ont des supports identificatoires au sein des différentes strates de la société ainsi que des structures sociales et médicales pour les aider et les accompagner. Ce que montre très bien ce film. Ce détour quelque peu fastidieux par cette interview m'apparaît néanmoins comme nécessaire pour permettre au lecteur d'avoir une vision un peu plus nuanceé de la place à partir de laquelle parle Sébastien Lifshitz, ainsi que de s'apercevoir que ce documentaire est entièrement dominé par l'idéologie dans laquelle est pris son sujet. Idéologie qu'il exprime brutalement avec une radicale fermeture d'esprit, un manque de questionnement flagrant, filée de métaphores guerrières, le tout en accusant ceux qu'ils nomment « ses adversaires », « ses ennemis » d'intolérance, d'implacabilité, et de cruauté. Une fois encore, je précise que mes propos ne visent pas les intentions individuelles mais représentent une tentative de mise en relief de l'idéologie, qui dépasse, et de loin, toutes les bonnes et belles intentions, s'en sert même, ainsi que des passions humaines, pour arriver à ses fins. La psychanalyse nous enseigne que ce n'est pas le sujet qui tient un discours mais bien le discours (idéologie) qui tient le sujet.


L'analyse formelle pourrait être détaillée davantage mais les quelques éléments mis en avant permettent déjà au lecteur une distance avec la force obnibulante des images. J'en viens maintenant à une analyse des deux scènes avec le Dr. Bargiacchi (psychiatre) qui me sont apparues comme décisives, non seulement dans le film, mais aussi dans la destinée de Sasha.


LE CAS DU DR. BARGIACCHI


Après le rendez-vous avec le médecin de famille, le spectateur suit Karine et Sasha dans leur voyage vers la capitale pour rencontrer une spécialiste de la question transgenre : le Docteur Bargiacchi (psychiatre) à l’hôpital Robert-Debré. Le passage suivant propose une lecture des deux entretiens avec cette experte présumée. Lors du premier entretien sont présents le Dr. Bargiacchi, Karine, Sasha et l'équipe de tournage. Au second entretien viennent s'ajouter le mari et le fils de Karine.


Le spectateur néophyte en psychiatrie peut, à ce moment là du film, s'attendre à ce que l'intervention d'une spécialiste puisse apporter quelques touches de nuance à la situation générale, ou tenter, si ce n'est une pas un éclaircissement, au moins un questionnement permettant d'ouvrir quelques pistes de réflexion, d'introduire à un cheminement. Ce n'est pas du tout ce qui s'est produit avec le Dr. Bargiacchi qui, pour dévoiler tout de suite ma pensée, a catalysé et accéléré la mécanique en marche. Comme si elle n'avait simplement fait qu'office de « caution scientifique » à l'idéologie véhiculée par le film.



Il n'aura pas échappé à l'observateur attentif que lors des deux accueils le Dr. Bargiacchi serre d'abord la main à l'enfant avant de serrer celle de l'adulte. Cela, j'en ai bien conscience, peut, pour beaucoup, apparaître comme un détail insignifiant. Cela dit, en psychanalyse, l'attention est portée précisément sur les détails. Comme le dit le proverbe : « Le Diable est dans le détail », ce à quoi, j'ajouterai : « Dieu aussi ! » La façon d'accueillir transporte avec elle tout un champ sémantique, toute une symbolique. Alors, qu'est-ce que cela peut bien vouloir dire lorsque, dans un hôpital pour enfants et adolescents, le professionnel salue l'enfant avant les parents ? Avant d'apporter une réponse à cette question je voudrais rappeler au lecteur cette fameuse émission, évoquée dans l'introduction, durant laquelle le présentateur avait accueilli l'enfant avec une phrase du type : « Lilie » est venu aujourd'hui avec sa famille ». Cette formulation, qui pour la plupart, paraîtra peut-être anodine donne le sentiment que c'est l'enfant qui, du haut de ses sept ou huit ans, a décidé de contacter TF1 pour leur présenter la situation et demander une interview. Les parents sont relégués au rang de simples accompagnateurs. L'ordre symbolique est ici bouleversé. Cela est très similaire à la poignée de main à l'hôpital. Sasha n'a pas décidé de prendre lui-même rendez-vous avec cette psychiatre afin de lui présenter la situation dans le dessein de trouver une solution. Ce n'est donc pas le propre de l'émission télévisée, ni même de cet hôpital, mais il s'agit, pour ainsi dire, de l'air idéologique du temps que nous respirons. Le lecteur pourra s'interroger et se demander ce que désigne « l'ordre symbolique » susmentionné. Pour faire preuve davantage de précision je dirais que dans le cas de figure présent l'ordre symbolique désigne tout simplement l'ordre générationel, l'ordre filial (parents–enfant). Jusqu'à preuve du contraire, ou jusqu'au prochain progrès scientifico-social, les parents précèdent les enfants, les enfants succèdent aux parents, et voilà ce que le social devrait traduire, ou ce qui devrait être traduit par le social, par exemple, avec une poignée de mains bien ordonnée. Qu'une telle inversion se produise sur un plateau de télévision n'est pas réellement surprenant ; mais que celle-ci ait lieu au sein d'un hôpital psychiatrique pour enfants et adolescents est nettement plus problématique. Puisqu'il s'agit, par définition, d'un lieu supposé fournir des repères aux parents, aux enfants. L'issue de l'entretien ressemble beaucoup à son commencement et confirme cette inversion : sur le certificat de « dysphorie de genre » la psychiatre écrit qu'elle a reçu Sasha K. ... et sa mère, sans nommer celle-ci. Durant l'entretien, il y a aussi la présence d'une scène où le docteur dit à Sasha : « Tu la rassures » en parlant de Karine. Dans cette situation, il est surprenant d'entendre cela et de constater cette inversion supplémentaire où ça serait à l'enfant de rassurer sa mère. Une autre scène, où Sasha dit que sa maitresse est méchante avec elle et avec sa mère, un peu comme si elles étaient toutes les deux sur le même plan, d'élève, vis-à-vis de cette institutrice, comme si la mère n'était pas une adulte, en face d'une autre adulte (institutrice). Cela pose alors d'emblée au moins deux questions : est-ce l'enfant qui est propulsé dans le monde adulte prématurément ? Ou est-ce le monde adulte qui s'infantilise ou qui se « petitefillise » ? Il est malaisé de pencher en faveur d'une idée plutôt que d'une autre surtout quand les entretiens avec le Dr. Bargiacchi me laissent songer qu'en réalité il s'agit des deux à la fois et en même temps. Pour reprendre un terme de Sandor Ferenczi je dirais que le spectateur assiste, notamment durant les passages à l'hôpital psychiatrique, non pas seulement à une inversion des places mais à une confusion des langues généralisée entre adultes et enfants.



La confusion prend encore plus d'épaisseur lorsque le Dr. Bargiacchi appelle les parents de Sasha « Maman » et « Papa » quand elle s'adresse à lui. En plus de ne pas les interpeller par leur prénom ou leur nom, ni de dire à Sasha « ta mère », « ton père », ou même « ton papa » ou « ta maman », elle ne se rend pas compte de la place qu'elle occupe en usant de ces mots : elle se situe précisément à la place de l'enfant. Cela a aussi comme effet d'infantiliser l'enfant lui-même. De le rendre encore plus jeune qu'il ne l'est vraiment. Comme si Sasha avait deux ou trois ans. De nouveau, tout semble aller comme le titre l'annonçait : Sasha est pris pour une PETITE fille. Lorsque la psychiatre lui met littéralement les mots dans la bouche : « Quand tu serres la main de maman comme ça on a l'impression que tu lui dis : Maman tu as fait le bon choix. » cette impression se renforce encore plus. Sasha ne dit rien, « On » parle pour elle. Cela rappelle curieusement les propos de Sébastien Lifshitz dans l'interview où il affirmait que Sasha n'avait pas de discours à tenir. Sasha ne dira quasiment rien de l'entretien et ça peut aisément se comprendre : il est amené à un déplacement de son petit village vers la capitale, dans le but de rencontrer une spécialiste de la dysphorie en blouse blanche, dans un hôpital réputé, le tout accompagné d'une équipe de tournage « Arte » qui va diffuser cela à l'Europe entière. Prendre la parole dans ces conditions est très difficile, même pour un adulte. Et puis, le silence de Sasha peut aussi s'entendre dans le sens où c'est lui qui aurait pu s'attendre à ce que les adultes, les spécialistes, parlent et lui apportent des éléments de compréhension. Un silence donc qui serait une attente, une écoute. Mais tel n'a pas été le cas. À un moment Sasha craque et la psychiatre relie ça aux conflits qu'il a eus à l'école. L'évocation que cette rencontre puisse par elle-même susciter un état de tension, voire une angoisse, chez cet enfant, brille par son absence. Cela n'est jamais mentionné par le docteur. Le manque d'incarnation de la part du Dr. Bargiacchi, en utilisant constamment le pronom personnel « On », rend les entretiens complètement lunaires :


On sait à quoi la dysphorie de genre n'est pas due sans savoir à quoi elle est due.

On sait que ce n'est pas un souhait du papa ou de la maman ...

On sait que ça n'a pas d'incidence.

On sait aussi que ce n'est pas des erreurs que vous auriez faites.

On peut tout de suite vous dire que ce n'est pas ça.

— Le pourquoi On ne le connaît pas. Les choses sont comme ça.

— Quand tu serres la main de maman On a l'impression que tu lui dis : « Maman tu as fait le bon choix. »


Mais qui est donc ce « On » ? Qui est cet anonyme qui sait tout ? À quel Autre, à quelle autorité neutre, le Dr. Bargiacchi se soumet-elle et accorde-t-elle un savoir omniscient ? Pourquoi ne dit-elle jamais « Je » ? Comment comprendre ce manque d'incarnation de la part d'une psychiatre spécialiste de la dysphorie de genre au moment même où il s'agit de parler du corps de Sasha ? Le malaise grandit quand cette confusion est accompagnée de certitudes qui se présentent comme autant de vérités générales, qu'il conviendrait simplement d'accepter, de croire : « On sait à quoi la dysphorie de genre n'est pas due sans savoir à quoi elle est due. », « On peut tout de suite vous dire que ce n'est pas ça. », « Le pourquoi On ne le connaît pas. Les choses sont comme ça ». Par provocation, je serais presque tenté d'ajouter les très Lifshitziens « point », « point barre », « pas de discussion » à la fin des phrases de la psychiatre tellement le ton et le style employés sont similaires, à cette différence près que les « Moi, moi ... » du réalisateur sont substitués par les « On, On ... » du docteur. À ce titre, il faudrait aussi faire remarquer la façon dont parle le Dr. Bargiacchi à Sasha qui accentue encore plus l'impression qu'elle a affaire à un tout petit enfant, alors qu'il a sept ans, âge dit de raison.

Tout ce qui vient d'être mentionné n'est en réalité pas le cœur du problème de ces entretiens. Le plus incompréhensible reste tout de même que, de la part d'une psychiatre, aucune question relative à l'histoire de la famille n'est évoquée, aucune allusion à la perte des deux « petites filles » avant la naissance de Sasha n'est faite, aucune tentative de saisir quelques éléments de la dynamique familiale et même, pourquoi pas, généalogique, n'est produite. Rien de rien. Si la psychiatre, elle-même, ne fait pas ça, quelle est sa fonction ? La réponse est tristement facile : elle cautionne « scientifiquement » tout ce qui a été mis en place précédemment dans le film, sans rien faire bouger d'un iota, de ce fait elle permet au rouleau compresseur idéologique d'aller de plus belle, l'esprit tranquille, vers LA solution, vers LE but ultime : l'intervention hormonale et chirurgicale sur Sasha. Suite au premier entretien, il y a cette scène où Karine explique à son mari la procédure à suivre à ce niveau. Et lors du deuxième entretien, la question de congeler les spermatozoïdes, encore inexistants, de Sasha pour qu'il puisse toujours avoir l'option d'avoir des enfants « naturellement » se pose déjà. Voilà à quoi cet enfant de sept ans est déjà confronté. Le tout en le mettant à la fois à une place de responsabilité démesurée et à celle d'un débile à qui la parole n'est même pas supposée. Cette approche inconditionnellement affirmative présente dans le film rappelle tout de même les dérives du centre pour transgenres de Tavistock. La question se pose alors sérieusement : est-ce que la « dysphorie » est ce qui arrive seulement au corps de Sasha ou est-ce plutôt le corps social dans son ensemble qui est « dysphorique » ? Je rappelle que la dys-phorie renvoie au mal-aise. Tel est, je le pense, l'une des formes nouvelles, mais ô combien paradigmatique, que prend le malaise dans la civilisation auquel désormais les esprits les plus jeunes payent le lourd tribut au prix d'une certaine livre de chair.


Là j'entends les belles âmes pousser des cris d'orfraie : « Mais tout de même, le Dr. Bargiacchi, par sa parole, a bien déculpabilisé Karine ! » La psychanalyse nous enseigne que dire à quelqu'un : « Ce n'est pas de ta faute » ne le déculpabilise en rien, mais seulement le déresponsabilise, et donc, appuie paradoxalement sur la culpabilité. Pour en finir avec le cas du Dr. Bargiacchi : non, elle n'a pas déculpabilisé Karine — car d'ailleurs on ne déculpabilise jamais personne d'autre que soi-même — et cela s'entend dans la suite du film, notamment au moment où, par avance, elle décrit des scènes où Sasha se ferait frapper, cracher dessus, qu'« ils » lui tomberaient dessus ... Ce type de scénarii cauchemardesques, par anticipation, donc tout à fait imaginaires, qui sont similaires à de l'auto-punition, est la signature même du sentiment inconscient de culpabilité. La question n'est donc pas de culpabiliser Karine davantage, de « culpabiliser les mères », comme le disent ceux qui n'ont rien compris à la psychanalyse, mais simplement de faire appel à sa responsabilité dans ce qui arrive à son fils. Ce qui aurait pour effet une véritable déculpabilisation. La culpabilité et la responsabilité s'excluent mutuellement et entre elles existe un vase communicant : au plus le sujet rejette sa responsabilité au plus celle-ci lui revient sous forme de culpabilité. Au plus le sujet se tient responsable au moins il se sent coupable.


Le second entretien avec le Dr. Bargiacchi et le film auraient presque pu se clôturer sur une fausse note, salutaire, avec tout ce qui précédait. Karine rapporte au Dr. Bargiacchi que Sasha aurait douté — suite à son exclusion du cours de danse par cette dame Russe — de l'utilité de tout ça, de ce « combat », de cette « mission ». Voilà que le doute finalement s'immisce, et cela est ce que je peux souhaiter à la fois de pire et de mieux à cet enfant afin qu'il puisse accéder à une non-identité avec lui-même, qui ne serait plus seulement Imaginaire, et donc « réparable », par une intervention dans le Réel, mais bel et bien Symbolique, comme effet du langage en tant que toujours il suppose la Castration. Bien sûr ce doute est balayé rapidement car dans la foulée il aura été rappelé à Sasha que : « Si, cela sert à quelque chose ». En effet, que deviendrait le combat, la mission, le sens de la vie, de toutes les personnes qui l'entourent si Sasha lui-même venait à arrêter d'y croire ?


« TRANSGENRISME » : UN DES CHEVAUX DE TROIE DE L'IDEOLOGIE


« Petite Fille » est alors le titre éponyme à la fois du postulat de ce documentaire et du but qu'il cherche à atteindre, que je pourrais résumer dans cette formulation loufoque : « Sasha est une petite fille qui doit devenir une petite fille ». Il est certain qu'il serait illusoire de penser qu'il ne s'agit que de la présentation du combat d'une mère pour faire accepter la « différence » de son enfant, tant la profondeur de l'impact dans la vie de Sasha de l'intervention de Sébastien Lifshitz, par la création de ce film-documentaire, par la rencontre organisée avec le Dr. Bargiacchi, et par la diffusion de cette histoire au monde entier ne pourra jamais suffisamment être dévoilé. C'est tout de même ce qu'aura tenté de faire ce présent commentaire. Il ne s'agit alors pas d'une folie à deux, supposément celle de Karine avec Sasha, mais d'une folie d'ensemble, d'une folie ensemble, celle du corps social : de la mère névrotiquement inquiète pour son enfant et qui pioche nécessairement dans ce que l'époque lui offre comme « solutions », au réalisateur à succès qui flaire le bon coup et fait de cette histoire un produit de consommation, en passant par la psychiatre-garante-scientifique de l'idéologie, et enfin le spectateur bouleversé et ébahi par tant de douceur progressiste et de beauté tolérante qu'il engloutit goulûment en en redemandant. Ce qui est certain est que dans la vie de Sasha il y a un avant et un après Lifshitz. Je me demande dans quelle mesure Sasha n'est pas devenu une créature lifshitzienne tant la conviction personnelle du réalisateur prime la réalité, et même finalement la produit. Peut-être est-ce là le fantasme de tout réalisateur ? Que sa production ne soit pas uniquement un film mais devienne réalité. Un peu comme si nous avions sous les yeux les prémisses d'une espèce de Frankeinstein du XXIème. Là il ne s'agit pas d'une transgression de la mort, mais celle d'un autre nom du Réel : le sexuel. D'ailleurs, un de leur slogan est sans ambiguïté : « TRANSGENDER BREAKS BARRIER ». Je me demande comment Sasha pourra ne pas suivre la voie qui lui a été royalement tracée, comment il pourra éviter l'endocrinologue et le chirurgien, après que son existence ait été ainsi médiatisée. Bien entendu, je ne présume pas que son salut viendrait à se loger dans le refus de ce qui lui a été à la fois subtilement et grossièrement imposé, mais souligne simplement qu'une telle façon de procéder lui rend désormais toute autre alternative incroyablement difficile à envisager. Par quelle force pourrait-il refuser cela ? À quelle horrible trahison devrait-il s'engager ? Parce que pour le dire en termes lacaniens, Sasha est « nommé-à », c'est-à-dire qu'il a fait l'objet d'une nomination imaginaire qui vient tout figer. Il est mis en face d'un Réel lorsque le social désigne cela comme étant « son choix ». Il ne peut rien (en) dire. Le questionnement subjectif de Karine est balayé. Ce qui est notable est cette inversion qui voudrait que ce garçon soit injustement assigné au sexe masculin alors que sa véritable assignation par le social le scotche au sexe féminin : il est « nommé-au » féminin.



Cette inversion généralisée est la signature de l'idéologie dominante aussi nommée par Jacques Lacan Discours Capitaliste (union entre le Discours du Maître et celui de la Science). Le propre de ce Discours, qui n'en est pas vraiment un car il ne fait pas lien social, est de se débarrasser de l'Impossible (Réel) en faisant croire au sujet qu'il est le maître des mots, le maître du langage, qu'il pourrait le tordre et le plier à souhait afin de produire son propre objet de jouissance. Cela est parfaitement résumé par la phrase incroyable de Sébastien Lifshitz : « Le titre du film est « Petite Fille ». C'est [ Sasha ] une petite fille. Il n'y a pas de discussion. » Ce documentaire est alors un puissant manifeste de la force de frappe de l'idéologie et de sa formidable capacité à nous faire prendre des vessies pour des lanternes. Si nous parlons c'est que fondamentalement nous ne pouvons pas (tout) voir — « Ils ont des yeux pour ne point voir ». Mais l'inverse est aussi vrai : le langage n'altère pas seulement nos perceptions, il les produit.


La dysphorie n'est pas un malaise qui se manifeste dans le corps d'un individu mais avant tout dans le corps social lui-même dont le transgenrisme, qui est le pendant idéologique de ce qui autrefois était nommé en clinique « transsexualisme », constitue le traitement par hormonothérapie, transformation chirurgicale et changement d'état civil. Dysphorie de genre et transgenrisme sont les deux faces d'une même pièce idéologique. L'un servant de traitement à l'autre. Il ne fait aucun doute que notre époque s'est spécialisée dans la création de remèdes des maux qu'elle-même fabrique et que ses remèdes sont toujours pires que les maux desquels elle prétend nous débarrasser. User de ces mots sans aucun esprit critique nous fait nécessairement basculer dans l'idéologie. Autrefois, l'intime conviction d'appartenir à l'autre sexe pouvait être qualifiée par la psychiatrie comme délire de revendication. Aujourd'hui, et sous les progrès sociaux précédés par ceux du Discours de la Science, il ne s'agit plus que d'une revendication qui est devenue tout à fait ordinaire et se banalisera peut-être. Ainsi, à notre époque, le sexuel, et l'enjeu identificatoire qu'il suppose, se voit trivialement rabattu à des considérations et déterminations techniques, biologisantes, hormonales, chirurgicales, administratives à visées commerciales, et cela fait figure de réponse définitive aux questions que toujours il n'aura de cesse de poser. À l'issue de la première partie de ce commentaire il m'apparaît donc comme de plus en plus évident que le transgenrisme est l'une des multiples portes d'entrée vers un monde transhumaniste, tout cela, bien sûr, sous couvert de progressisme, de respect des minorités et de la prise en considération des « sexualités contemporaines » et des « nouvelles identités » fabriquées de toutes pièces pour les besoins de la cause.


Je propose de poursuivre le commentaire de ce film-documentaire dans une seconde partie en y faisant appel plus franchement à quelques concepts psychanalytiques qui pourraient s'avérer intéressants pour aborder la question du transsexualisme. Je n'emploierai donc plus dans la suite de cet exposé les syntagmes « dysphorie de genre », « transgenrisme » ou encore « transidentité » ... si ce n'est pour rappeler qu'ils font corps avec le Discours Capitaliste et participent des nouvelles formes que prend le malaise dans la civilisation.


« Les bons rêves ne s’élèvent que de la vérité, de l’authentique,

ceux qui naissent du mensonge, n’ont jamais ni grâce ni force »


Louis-Ferdinand Céline

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