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  • Rudy Goubet Bodart
  • 11 minutes ago

La sentence hegelienne — il est vrai kojèvement et lacaniennement rhabillée — « le mot est le meurtre de la chose » ne peut être correctement entendue si l'on ne saisit pas d'abord que littéralement 1/« le mot est le meurtre », « mot » et « meurtre » doivent être ici entendus comme des synonymes (mot = meurtre ; mot est meurtre) c'est-à-dire qu'ils s'effectuent dans une simultanéité atemporelle d'où le recours freudien au mythe (équivalent du refoulement originaire et du langage comme castration). Le refoulement secondaire, lui, ne fait que répéter le refoulement premier (Urverdrängung) puisque parler équivaut à refouler. Raison pour laquelle le retour du refoulé est le refoulement. Le retour du refoulé témoigne que le refoulement aura toujours déjà eu lieu. S'en suit 2/ la proposition « de la chose » comme effet rétroactif de la performativité signifiante ; elle n'apparaît que dans un second temps comme supposée par le mot (et donc par le meurtre). Aussi, « chose » est un mot et le mot « chien » n'aboit pas. Le mot est alors meurtre et recréation de la chose en tant que mot. Ainsi, parler équivaut à tuer d'où la culpabilité immanente chez l'être doué (ou damné) de parole. La psychanalyse y trouve même une partie de son efficace dans le paiement. Au commencement était le meurtre. Cela est vrai seulement si le meurtre est l'équivalent du mot. Il est vrai que le père de la horde primitive ne devient (nom du) père qu'une fois tué mais il est trop souvent oublié que sa choséité première (supposée) tombe sous le même coup qui ne peut être que celui du signifiant (Nachträglichkeit). Le mythe freudien est alors à la fois imaginarisation du réel (comme tentative de rendre compte de ce qui a toujours déjà eu lieu) de l'advenue de l'Humanité comme soumise au Symbolique et manifestation de l'impossibilité de la parole à se boucler, de faire retour sur elle-même produisant ainsi le vide qu'elle borde (il n'y aura eu lieu que le lieu).





VIDE DIEV

  • Rudy Goubet Bodart
  • May 23

Le film La passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung est bien autre chose que l'adaptation cinématographique, l'interprétation ou réinterprétation par le cinéaste du roman — véritable ode à la gastronomie française — de l'écrivain, mais également lui-même fin gourmet, que fut Marcel Rouff. Il en est la préhistoire cinématographique, le récit inouï devenu visible, qui se clôture avec la mort de la cuisinière et amante de Dodin Bouffant, Eugénie Chatagne, quand le roman, lui, débute par celle-ci. Ce film, auréolé du prix de la mise en scène au festival de Cannes (2023) et dans un premier temps sélectionné pour représenter la France pour l'Oscar du meilleur film en langue étrangère (2024), réalise parfaitement le si périlleux déplacement du roman au cinéma, mais aussi le saut incertain de l'art gastronomique au septième art. Tran Anh Hung, après avoir rendu hommage à la cuisine vietnamienne avec L'Odeur de la Papaye Verte (1992), célèbre cette fois-ci le cœur du patrimoine français en prenant à contre-pied l'indécente mode du dorénavant incontournable et obligatoire foodporn. Par sa mise en scène, il démontre qu'il est un cinéaste au moins aussi méticuleux, exigeant et délicat que Dodin Bouffant ne l'est avec son art culinaire. Le réalisateur franco-vietnamien prend le temps, ce qui est un outrage et un sacrilège adressés à l'époque, comme dans cette incroyable scène longue de trente minutes, en début de film, durant lesquelles le spectateur, bouche bée et ébahi, assiste, aux premières loges dans un décor à la fois rustique et généreux, à la chaleureuse vie des fourneaux où la seule musique, les seules paroles sont celles du grésillement et du crépitement de la viande, du délicat déversement de l'eau, du lait et des sauces, le cliquetis des talons des pas hâtés des cuisiniers, des portes de four qui s'ouvrent laissant s'échapper effluves, vapeurs et fumées, du bouillonnement du potage, du craquement des légumes, du sifflement de la poêle chaude, du claquement du fouet sur le zinc, du son des ustensiles, couteaux, fourchettes, cuillères et casseroles qui mélodiquement se croisent, s'effleurent, se rencontrent et s'entrechoquent dans ce tourbillon magnifiquement orchestré et accompagné du piaillement des oiseaux et des premiers rayons de soleil matinaux . Des sons qui sont autant d'images, des images qui sont autant de sens, et des sens qui sont autant de mots, parce que The Taste of Things (titre anglais du film) est avant tout le goût des mots. La véritable première parole du film est donnée à Pauline (Bonnie Chagneau-Ravoire), la toute jeune recrue de Dodin Bouffant qui, face caméra (comme si cela était avant tout adressé au spectateur), lui demande si elle est capable de donner la composition de la sauce bourguignonne qu'elle est en train de goûter. Ce qu'elle sait faire quasiment à la perfection. Chose vue, chose dite. Chose goûtée, chose nommée. Dire, décrire avec précision ce que l'on mange, transformer des sensations gustatives en entendement, qui de nos jours en est encore capable ?

Tu connais cette sauce ?

Pourtant, pour les plus freudiens d'entre nous, le fondateur de la psychanalyse ne fait-il pas du repas totémique (après le meurtre de ce qui peut alors être nommé père) l'acte de bascule dans l'Humanité, le passage humanisant, par excellence ? Puisqu'à partir du meurtre du père, ce que nous mangeons, ce que nous incorporons, littéralement, ne peut plus être chose, mais ne peut être que symbole. De la pulsion orale à la pulsion invoquante, telle serait la nécessaire vicissitude de l'humanisation. À travers ce film, Tran Anh Hung situe la cuisine à sa juste place, à savoir celle d'un art, soit d'une sublimation, qui est une vicissitude pulsionnelle particulièrement humanisante puisqu'elle produit le mouvement de la vie (organique) à l'existence (spirituelle), ce qui est une des nuances de la fameuse sentence hégélienne faisant du mot le meurtre de la chose. Le mot représentant l'advenue à l'existence (spirituelle, symbolique) de la chose dorénavant dépouillée de sa vie (pure organicité originaire dont la réalité ne peut être que toujours déjà supposée par les êtres parlants/parlés). Pour l'Homme, il ne s'agit alors pas tant de manger que de se nourrir, et sa nourriture, avant d'être matérielle, est symbolique, spirituelle et parfois même, dans le film, elle prend des tournures intellectuelles. Les ingrédients se transforment en aliments, les aliments se muent en nutriments, et les nutriments en jeux de mots et autres mots d'esprit. Une seconde vie, qui en réalité est la seule, est offerte à la nourriture. Quand Dodin Bouffant reçoit ses notables convives, les anecdotes historiques, scientifiques, littéraires fusent. La vicissitude de l'oral au vocal n'est pas en reste quand un des invités, médecin de son état, s'excuse de son retard invoquant l'accouchement d'une mère dont l'enfant, précise-t-il, s'est jeté goulûment sur la poitrine de celle-ci. L'amour ça vient du ventre, c'est du miam-miam ! (Jacques Lacan) L'appétit comme la curiosité du spectateur sont éveillés, tant il en apprend sur Balzac et l'omelette norvégienne, le Pape et son vin, Antoine Carême et le vol-au-vent, et cette exquise spécialité, désormais interdite, que sont les ortolans, qu'il convient de déguster avec la rituelle serviette sur la tête, afin d'en conserver tous les arômes, mais aussi, et surtout, pour à la fois marquer et cacher sa honte de gober d'un coup, d'un seul, ce chaud et délicat petit oiseau mariné dans le cognac et poêlé au beurre, traditionnellement réservé à la noblesse.

La dégustation des ortolans
La dégustation des ortolans

Des mets aux mots et des mots aux mets, Tran Anh Hung marie magistralement l'art de la table et celui de la conversation en un authentique art de vivre à la française qui contraste cruellement avec la modernité déprimante de l'Homme fast-foodé. Une des scènes qui symbolisent le mieux cet art de vivre est probablement celle où, lors d'un repas entre amis, Dodin et Eugénie annoncent l'officialisation de leur union. Cette scène ressemble à s'y méprendre au tableau Le Déjeuner des Canotiers (1880-1881) d'Auguste Renoir.

Les Canotiers
Les Canotiers

Tout cela peut donner l'impression d'un film un peu pompeux, ampoulé, dont le maniérisme est bien éloigné de notre époque. Certaines critiques ne l'ont d'ailleurs pas épargné dans ce sens, mais cela ne témoigne que de leur peu de finesse, puisqu'elles sont passées à côté de la pondération et de la mesure impeccables de Tran Anh Hung lorsqu'il fait intervenir la clé de voûte de ce long-métrage, le fameux pot-au-feu : plat traditionnel français incarnant parfaitement la simplicité. Et c'est avec ce plat, dont la simplicité touche même à la pauvreté et à la nudité, que Dodin Bouffant compte relever le défi lancé par l'exubérant Prince d'Eurasie avec son gargantuesque et grandiloquent repas de huit heures ! Peut-on aller jusqu'à y voir une fine et subtile allusion à la lutte de classe ? Dodin Bouffant est certes un bourgeois (ancien magistrat), mais le moins que l'on puisse dire est qu'il met la main à la pâte et qu'il connaît et travaille son produit. Il nous rappelle que l'art est toujours d'abord un artisanat. Il rejette également les élevés et ronflants surnoms que tout le monde lui prête (le prince, le roi, le Napoléon de la gastronomie). La gastronomie est incontestablement à l'honneur dans le film, mais n'en constitue cependant pas le cœur ; plus que le prétexte, elle en est le véritable contexte, au sens où ce mot indique ce qui se tisse, ce qui s'écrit avec. S'il fallait filer la métaphore culinaire, nous n'en serions qu'à l'entrée, puisque la pièce maîtresse est bien évidemment la singulière histoire d'amour entre Dodin Bouffant et Eugénie Chatagne. Une histoire d'amour entre un homme et une femme qui ont une passion commune. Comme un clin d'œil à l'histoire de ses personnages, Tran Anh Hung a réalisé ce film avec Tran Nu Yen Khe (sa femme), mais aussi avec Benoît Magimel et Juliette Binoche (qui ont un enfant ensemble et furent en couple).

Tran Nu Yen Khe & Tran Anh Hung
Tran Nu Yen Khe & Tran Anh Hung

Le couple. Il fut au centre du cinéma français en 2023/2024, où Anatomie d'une chute de Justine Triet et La Passion de Dodin Bouffant de Tran Anh Hung en présentaient des figurations pour le moins contrastées, voire carrément antagonistes et irréconciliables. Quand Anatomie d'une chute mettait en scène l'image d'un couple déchiré par le conflit et pénétré de part en part de rivalité, de jalousie, et de haine où l'enfant est au cœur de la guerre teintée par la posture féministe de Justine Triet, Tran Anh Hung, lui, avec son film, décrivait avec délicatesse et méticulosité l'entente fragile — et, comme toujours, parsemée de pièges, d'embûches et d'obstacles — entre un homme et une femme dont l'amour et le désir tournent autour d'un commun objet : la transmission de la cuisine, et où l'enfant occupe aussi une place essentielle. Il est certain que cette apaisante esquisse du couple, proposée par le réalisateur franco-vietnamien, n'a pas le vent en poupe en ces temps où la guerre doit s'étendre jusqu'au cœur de l'intime. Qu'une pluie de prix se soit abattue sur Anatomie d'une chute, et que ce film ait sans vergogne remplacé La Passion de Dodin Bouffant aux Oscars, n'est guère surprenant, tant cette production fait office de miroir sur la surface duquel l'époque admire son indécent reflet et découvre, mi-amusée, mi-enorgueillie, son mauvais goût. Pour paraphraser Tran Anh Hung lui-même, lorsqu'il parlait de cuisine en pointant avec sagesse qu'à la façon dont certains mangent, on peut dire qu'ils ne méritent pas leur nourriture : à la façon dont les représentants du cinéma et les médias français ont traité La Passion de Dodin Bouffant, on peut dire qu'ils ne méritent pas ce film. Le proverbe français parle de donner de la confiture aux cochons. La vérité est que les papilles d'aujourd'hui, pour ce qu'il en reste, se délectent davantage et trouvent beaucoup plus de réconfort dans un hamburger produit à la chaîne que dans un pot-au-feu. À ce dont l'époque se contente, se mesure l'ampleur de sa perte. Comment alors être réellement surpris du succès médiatique d'Anatomie d'une chute, qui réunissait tous les ingrédients saturés idéologiquement dont raffole notre temps ? Sigmund Freud affirmait, dans sa Psychopathologie de la vie quotidienne, que c'est en observant les gens pendant qu'ils sont à table qu'on a l'occasion de surprendre les actes symptomatiques les plus beaux et les plus instructifs ; ce à quoi il conviendrait aujourd'hui d'ajouter que l'observation attentive de ce qu'ils mangent est tout aussi instructive. Il en va de même du goût que de tous les autres sens, et notre temps, marqué par leur vertigineuse dégénérescence, pourrait, de façon inattendue, se révéler être une merveilleuse opportunité de réapprendre à voir, à goûter, à toucher, à sentir, à lire, à dire, à désirer, à aimer ; c'est à cela que le film de Tran Anh Hung nous invite.


Risqué et audacieux

Bien que "couple" soit l'anagramme de "copule", le péché de chair entre Dodin et Eugénie n'aurait été, à bien les écouter, commis qu'à quelques reprises lors de leurs deux décennies de curieuse conjugalité. Le péché de chair, qui pour l'Homme n'existe pas, puisque depuis l'entrée en jeu du Verbe, ce n'est pas tant qu'il ne peut y avoir de péché que d'Esprit, mais surtout qu'il n'y a tout simplement pas de chair, mais du corps, à entendre comme transsubstantiation de la chair par le Verbe. Le corps n'est pas seulement travaillé par le Verbe, mais en est l'incarnation. Entre Dodin et Eugénie, le péché de chair devrait alors plutôt s'écrire "péché de chère", comme on dit "faire bonne chère", à l'instar de deux scènes où de subtils raccords sont esquissés par l'œil aiguisé de Tran Anh Hung : le premier, où le spectateur passe d'une image de Dodin dans son bain chaud à une marmite emplie d'eau qu'Eugénie manipule, et le second, où la poire Belle-Hélène confectionnée par Dodin laisse place à la silhouette blanche et nue d'Eugénie vue de dos.


Raccord Poire Belle-Hélène

Toute la sensualité, toute la sexualité, tout l'amour (ou presque) sont transposés, déplacés, agis, mis en mouvement et circulent par et dans leur pratique culinaire. C'est là que leur véritable mariage a lieu, exactement comme des ingrédients qui produisent un équilibre et une harmonie se marient. S'il ne s'agit pas tout à fait d'amour courtois, entre maître Dodin et muse Eugénie, il y a peu de doutes qu'une autre forme de sublimation est à l'œuvre. Ce film peut d'ailleurs être considéré comme un merveilleux manifeste de la sublimation telle qu'elle est conceptualisée en psychanalyse, à l'image de cette élégante et humoristique réplique que Dodin adresse à Eugénie au moment de sa demande en mariage, toute gustative, où il décrit quasi scientifiquement l'activité ingestive :


《 Les dents, oui, divisent les aliments. Les glandes de toute espèce, à l'intérieur de la bouche, les humectent et la langue les bouscule pour les mêler, elle les presse contre le palais pour en exprimer le jus et en savourer le goût. Ce faisant elle réunit les aliments au centre de la bouche. Après quoi, s'appuyant contre la mâchoire inférieure, elle se soulève par le milieu de sorte qu'il se forme à sa racine une pente qui les entraîne dans l'arrière bouche, où ils sont reçus, par le pharynx qui se contractant à son tour, les fait entrer dans l'œsophage dont le mouvement péristaltique les conduisent jusqu'à l'estomac ... mais chez vous, Eugénie, cette activité est de toute beauté. 》

La demande en mariage
La demande en mariage

Le corps, dans sa dimension réelle et sexuelle, semble alors estompé, voire effacé, dans la relation entre Dodin et Eugénie, mais cela est pour mieux magnifier sa portée métaphorique et symbolique, dont les effets sont bel et bien réels. Donner corps : telle est la formule autour de laquelle s'articule ce singulier mariage. La cuisinière, fécondée par les idées du chef, les matérialise. Il est le concepteur ; elle est la réalisatrice. Logos Spermatikos. Le fruit, l'enfantement, la création de ce couple ne sont pas passés par la voie traditionnelle de la reproduction, mais ont été concoctés en cuisine, et c'est ainsi que le désir a été alimenté et entretenu pendant de si longues années. Le pot-au-feu en est l'image. Avant même d'être un plat, il s'agit d'un mot qui indique que le feu sous le pot doit être permanent afin de donner un goût profond au bouillon et d'attendrir le plus possible les filaments de viande. Dans sa forme primitive, le pot-au-feu pouvait durer des jours, des semaines, voire des mois. C'était un plat, sous la cheminée, qui jamais ne s'arrêtait d'être préparé et qui ne connaissait jamais vraiment non plus de fin. Comme l'immortalité du désir, c'est toute une histoire de patience, dont la flamme n'a pas nécessairement besoin d'être incandescente, mais constante, afin de fournir juste ce qu'il faut de chaleur et de lumière pour traverser le froid et l'obscurité de la vie puisque sous des aspects quelque peu idéalisés cette histoire, comme toutes les histoires, n'en reste pas moins scandée par la maladie et la mort.

Le pot-au-feu
Le pot-au-feu

Eugénie souffre d'un étrange mal de ventre, ce qui, pour une cuisinière, est loin d'être anodin. Ce mal, comme tout symptôme, est la cristallisation des malentendus d'une vie riche d'équivoques. L'innommable maladie est mal-à-dit — mal-à-dire — concaténation d'éléments hétérogènes produisant une secrète et paradoxale satisfaction. L'ami de Dodin, le Docteur Rabaz (Emmanuel Salinger),ne parvient pas à poser de diagnostic et ne peut recommander que quelque repos à Eugénie qui elle, curieusement, affirme vivre le plein été de son existence. Elle aime cette brûlure qui la consume et qui est celle du désir qui touche à la funèbre jouissance. Cette pathologie inquiète Dodin et le pousse à faire le pas de la demande en mariage auquel Eugénie résiste depuis des années. Ce film d'époque, sous des allures classicistes, est beaucoup plus contemporain et féminin que la plus féministe des productions cinématographiques modernes en ce qu'il met en scène une femme heureuse d'avoir trouvé sa place et qui souhaite y rester :《 Ne sommes-nous pas bien ainsi ? 》demande-t-elle à Dodin lorsqu'il revient à la charge avec une énième demande en mariage. Elle refuse de se mêler aux repas de ces notables messieurs qui avec insistance l'invitent ; elle refuse, pendant des années, de se marier à ce grand homme, à une époque (fin XIXème) où une femme (se) devait (d') être mariée. Son retrait — position préservatrice de la subjectivité par excellence — la guide ailleurs que vers les titres de gloire et autres reconnaissances mondaines. Son appétit n'est pas attiré par ce type de nourriture. Cette femme est libre, au sens rousseauiste de ce mot, en ce qu'elle obéit aux lois qu'elle s'est elle-même prescrite. Le mal de ventre d'Eugénie surgit et s'intensifie un peu avant la demande en mariage, tel un pressentiment ; mais aussi après qu'elle ait reconnu en Pauline, la jeune apprentie, sa digne héritière. La passation peut avoir lieu. Eugénie peut partir l'esprit tranquille. Pauline à qui elle confie que, bien que son père fut un célèbre pâtissier, c'est de sa mère qu'elle a tout appris au sujet de la cuisine, cette silencieuse histoire de transmission entre mères et filles. Ce mal de ventre énigmatique, cette souffrance réelle, est-il un accouchement imaginaire de la part d'Eugénie qui, avant de partir, peut donner un enfant à Dodin ? Le ventre est évidemment le lieu symbolisant au mieux la maternité. La belle scène des fourneaux de quasiment trente minutes en début de film pourrait presque faire oublier que celui-ci s'ouvre immédiatement sur des images d'extraction de légumes du potager au petit matin, très vite suivies de celle des entrailles d'un poisson, et de la cuisson de deux œufs ... comme autant de clins d'œil à l'accouchement et à la naissance. Le nom propre《 Eugénie 》renvoie directement à la naissance puisqu'il signifie 《 bien-née 》. Le plat du pot-au-feu est aussi à même de symboliser, si l'accent est ici mis sur le contenant (pot), la permanente présence maternelle au foyer (feu). Ne peut-on pas aussi percevoir un bel et discret hommage de Tran Nu Yen Khe et Tran Anh Hung à leur langue maternelle quand on sait que le pho (plat typique Vietnamien) s'inspire du pot-au-feu ? Le mariage officiel entre Eugénie et Dodin ne porte aucun fruit, ne peut produire aucune descendance, mais le mariage réel entre ce chef et cette cuisinière conceptualise des recettes, créé des plats, qui poursuivront leur existence, se perpétueront à travers leur enfant symbolique en la personne de Pauline, leur héritière, qui joue un rôle essentiel dans le choix de la remplaçante d'Eugénie (Adèle Padou). Il se peut même que sans la présence de Pauline Dodin n'aurait pu survivre à la perte de sa cuisinière et n'aurait su poursuivre son œuvre. Eugénie a donc eu le nez fin puisque la transmission s'est faite in extremis.

Le Phở
Le Phở

Curieusement, dans un film dédié à la gastronomie, la gourmandise (comme péché ou jouissance) ne se trouve pas du côté de la consommation de la nourriture mais plutôt dans le geste même de Dodin qui, par peur de perdre Eugénie, fait le pas de trop et s'empresse de l'épouser, comme une tentative désespérée de la maintenir, la retenir à ses côtés. L'équilibre et le charme qu'ils avaient construits ensemble sont, de ce fait, mécaniquement rompus. Dodin n'entend pas Eugénie et ne comprend pas qu'elle ne désire pas se marier. Deux conceptions du bonheur s'incarnent et s'opposent : celle de Dodin qui fait sien le bon mot de Saint-Augustin : 《 Le bonheur, dit-il, est de désirer ce que l'on a déjà mais, ajoute-t-il dans son adresse à Eugénie, ne vous ai-je jamais eue ? 》Dodin n'est décidément pas assez rousseauiste pour Eugénie et ne saisit pas que : 《 On jouit moins de ce qu'on obtient que de ce qu'on espère, et l'on n'est heureux qu'avant d'être heureux. 》La conception du bonheur d'Eugénie, mentionnée plus tôt dans le texte, est celle qui consiste à trouver sa place dans l'existence et s'y maintenir coûte que coûte. Comme la plupart des êtres Dodin ne savait pas qu'il était déjà heureux puisqu'il ignorait que le bonheur se refuse à qui ne renonce pas à la voie du désir. Et son désir, à lui, trouve sa fenêtre fantasmatique autour de l'image et du polysémique signifiant "cuisinière" et peut-être même "ma cuisinière". Il ne peut désirer Eugénie qu'en tant que (sa) cuisinière et une conjugalité n'est possible qu'à cette condition. Tel Orphée, il perd sa bien-aimée, paradoxalement, aussitôt qu'il l'épouse. Précisément au moment où il croit l'avoir. Eugénie avait pressenti cela, elle l'avait compris et sa mort semble être le prix à payer pour que le désir puisse se perpétuer. Si elle devient sa femme, elle ne peut plus être sa cuisinière et sort de sa fenêtre fantasmatique. De cette façon seulement peut s'entendre le dialogue de la scène finale du film où dans un songe Dodin et Eugénie se retrouvent une dernière fois :


— Je peux vous poser une question ? C'est très important pour moi. Je suis votre cuisinière ou votre femme ?

— Ma cuisinière. 

— Merci.



  • Rudy Goubet Bodart
  • Feb 9

Commentaire au sujet du passage concernant le potlatch de la séance 87 de LACAN, NOUS & LE RÉEL de Christian Dubuis Santini & Isidore Ducan :


Marcel Mauss insiste pour définir le potlatch autour de l'opération don/contre-don : "L'obligation de rendre est tout le potlatch, dans la mesure où il ne consiste pas en pure destruction. Ces destructions, elles, très souvent sacrificielles et bénéficiaires pour les esprits, n'ont pas, semble-t-il, besoin d'être toutes rendues sans conditions, surtout quand elles sont l'œuvre d'un chef supérieur dans le clan ou d'un chef d'un clan déjà reconnu supérieur. Mais normalement le potlatch doit toujours être rendu de façon usuraire et même tout don doit être rendu de façon usuraire. Les taux sont en général de 30 à 100 pour 100 par an. Même si pour un service rendu un sujet reçoit une couverture de son chef, il lui en rendra deux à l'occasion du mariage de la famille du chef, de l'intronisation du fils du chef, etc. Il est vrai que celui-ci à son tour lui redistribuera tous les biens qu'il obtiendra dans les prochains potlatch où les clans opposés lui rendront ses bienfaits. L'obligation de rendre dignement est impérative. On perd la « face » à jamais si on ne rend pas, ou si on ne détruit pas les valeurs équivalentes ..." (1) Les sacrifices et les destructions ne sont pas le tout du potlatch mais sont eux-mêmes inclus dans cet échange, dans cette opération de don/contre-don : "La destruction sacrificielle a précisément pour but d'être une donation qui soit nécessairement rendue. Toutes les formes du potlatch nord-ouest américain

et du nord-est asiatique connaissent ce thème de la destruction. Ce n'est pas seulement pour manifester puissance et richesse et désintéressement qu'on met à mort des esclaves, qu'on brûle des huiles précieuses, qu'on jette des cuivres à la mer, qu'on met même le feu à des maisons princières. C'est aussi pour sacrifier aux esprits et aux dieux, en fait confondus avec leurs incarnations vivantes, les porteurs de leurs titres, leurs alliés initiés." (2)


La pratique du potlatch relève d'une éthique de l'Homme face aux marchandises et à l'accumulation de biens : "Le potlatch est là pour nous témoigner que l'homme a dejà pu avoir, par rapport à cette destinée à l'endroit des biens, ce recul, cette perception, cette perspective possible qui a pu lui faire lier le maintien, la discipline, si l'on peut dire, de son désir en tant qu'il est ce à quoi il a affaire dans son destin, à faire dépendre cette discipline de quelque chose qui se manifestait de façon positive, avouée, avérée comme liée à la destruction comme telle de ce qu'il en est des biens." (3) La sub-stance (sujet) de l'Homme n'est pas dans la matérialité (objets, biens marchandises ...) mais dans la motérialité (dans son rapport à la parole en tant que le désir est désinence du dire).


Sur la côte Ouest des États-Unis et du Canada, le potlatch a été interdit au début du XXème siècle (avant d'être réhabilité vers 1950) car il était perçu comme une pratique barbare et dépravée. Si de nos jours le potlatch n'est plus pratiqué sciemment par l'Homme, cela ne changerait a priori rien aux structures symboliques qui le gouvernent (compulsion de répétition, pulsion de mort, autonomie de la chaîne signifiante). Il y a toujours un prix à payer à vouloir quitter la motérialité pour la matérialité. Pensons à Shakespeare et au Marchand de Venise. Les catastrophes telles que celles de Los Angeles pourraient être perçues comme une forme de potlatch gigantesque et symptomatique (et non plus de prestige) du sacrifice de l'excédent de richesse car : "le potlatch, dans notre discours, nous est devenu complètement étranger. Ce qui n'est pas étonnant que dans notre nostalgie nous en faisons ce qui supporte l'impossible, à savoir le Réel. Mais justement, le Réel comme impossible." (4)


L'obligation de rendre est le fondement et la raison d'être du potlatch. Comment peut-on soutenir que les catastrophes de Los Angeles sont de l'ordre d'un potlatch puisqu'à notre époque il ne s'agit aucunement de don/contre-don mais bel et bien d'accumulation (le mot même de capital l'indique suffisamment) ? À notre époque, et l'inversion systematique des valeurs qui la caractérise, l'obligation de rendre semble avoir été substituée par l'obligation de prendre, d'accumuler. Fata ducunt volentem, trahunt nolentem est une autre façon de dire que ce qui est forclos du Symbolique revient dans le Réel. Les Dieux du Potlatch (les structures symboliques, les lois qui règlementent la distribution et la circulation des objets et donc de la jouissance) avaient affaire à des hommes qui leur donnaient et auxquels, donc, ils rendaient ; ce qui formait une toute autre tessiture et texture sociale (solidarité, compétitivité réciprocité, générosité...). Les Dieux du capitalisme ne sont pas bien différents des Dieux du Potlatch : ils attendent que les hommes leur donnent (sacrifient) l'excédent de biens (marchandises) mais comme ce don n'arrive jamais, ils se servent, tout aussi simplement que brutalement (surgissement du Réel comme impossible à Symboliser : catastrophe). L'Autre du discours capitaliste veut notre Bien (accumulation de richesse, de biens, de marchandises...).L'Autre du discours capitaliste veut notre Bien (il nous en prive violemment ...). Le don/contre-don du potlatch traditionnel aurait donc sa nuance moderne dans la formule accumulation/privation. Faut-il ajouter pour conclure que de nos jours, l'Homme lui-même se confond de plus en plus avec les objets, les biens, les marchandises et qu'il est bien souvent considéré comme surnuméraire, excédentaire ... ?



1) 2) Marcel Mauss — Essai sur le don (1925)

3) Jacques Lacan — L'éthique ... (1960)

4) Jacques Lacan — ... ou Pire (1972)



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