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Rudy Goubet Bodart










 


QU'EST-CE QUE CANNES ET CONSORTS ?








《 Je pense qu'on est en train de vivre le me too français.

On a mis du temps. Et on est en train de le vivre maintenant. Ouais.

Justine Triet — Cérémonie des Césars (Mars 2024)



Anatomie d'une chute n'est plus à présenter. Ce film, de Justine Triet et Arthur Harari, a été récompensé en 2023 par la Palme d'Or du Festival de Cannes, par deux Golden Globes à Beverly Hills en ce début d'année, nommé à cinq reprises aux Oscars 2024 et à onze reprises aux Césars 2024 (ce qui est un record) et figure dans la liste des meilleurs films de The Economist et de Barack Obama. Évidemment, et en supplément des nombreuses et prestigieuses récompenses et autres reconnaissances honorifiques, ce film n'en finit plus d'être couvert de concerts d'éloges : du quidam qui affirme avoir assisté à un grand moment de cinéma, en passant par la presse spécialisée qui en redemande, jusqu'à Emmanuel Macron qui, lui aussi, y est allé de sa fierté et de ses félicitations bien que son gouvernement de l'époque fut critiqué par Justine Triet au moment même de la remise de la Palme. Rares sont les films qui produisent autour d'eux une telle unanimité. Cette unanimité est le signe de l'auto-satisfaction de l'esprit du temps qui, de façon régulière, se donne l'occasion de se célébrer. Cette auto-célébration qui est toujours à la fois une démonstration de force (propagande) laisse bien évidemment apparaître en creux ce qu'elle voudrait faire taire. L'ambition de ce présent texte est alors de mettre en relief ce qui ne s'esquisse que subrepticement dans et autour de ce film, en commençant alors par la pluie de prix qu'il a reçus qui ne sont pas qu'indicatifs de sa qualité intrinsèque, loin s'en faut. La manifestation d'un des plus célèbres tours de force, voire de forçage, propagandistes, c'est-à-dire idéologiques, reste le Festival de Cannes qui peut difficilement être considéré autrement que comme la réunion mondaine annuelle des représentants cinématographiques de la rêverie bourgeoise qui se donne continuité de subsistance par les récompenses qu'elle se décerne. Par ces récompenses, elle s'imagine aussi détenir les canons de l'esthétique qu'elle impose à la masse fascinée. De quelle esthétique s'agit-il ?


《 Cannes est un outil de propagande comme un autre. Ils propagent l'esthétique occidentale quoi ... S'en rendre compte n'est pas grand chose mais c'est déjà ça. La vérité des images avance lentement. Maintenant, imaginez que la guerre elle-même soit cette esthétique déployée lors d'un festival mondial, dont les parties prenantes sont les états en conflit, ou plutôt « en intérêts », diffusant des représentations dont on est tous spectateurs ... vous comme moi. 》—Jean-Luc Godard, 19 mai 2022


Si Jean-Luc Godard parlait de guerre c'est parce qu'il faisait alors référence à la situation en Ukraine et à l'intervention de Volodymyr Zelenskyy lors du Festival de Cannes de 2022. Cette esthétique occidentale qui promeut la guerre n'est pas réductible aux seuls conflits armés entre nations mais traverse toutes les strates du social et du sociétal en passant bien évidemment par la sacro-sainte 《 culture 》dont le cinéma semble de nos jours être le joyau. Jean-Luc Godard, auquel il est difficile de ne pas accorder de crédit quand il s'agit de cinéma, est loin d'être le seul cinéaste à émettre un tel avis quant aux différents festivals, dont le cannois. Avec l'opinion de Jean-Luc Godard comme appui, il est permis de penser qu'Anatomie d'une chute est le manifeste cinématographique d'une variante de cette guerre ardemment désirée et appelée《 guerre des sexes 》que la culture — qui n'est de nos jours rien d'autre qu'une gigantesque entreprise de divertissement et de distraction à visée déconstructionniste — fait indubitablement et systématiquement pencher du même côté qui se revendique être celui des femmes alors perçues comme victimes (minorités), éternelles et structurelles, d'une injuste organisation patriarcale de la vie (féminisme). Il ne sera alors que peu surprenant d'apprendre qu'avant même de remporter la Palme d'Or Anatomie d'une chute était en lisse pour la Queer Palm qui est une autre distinction du festival de Cannes récompensant depuis 2010 les films LGBT+, féministes et qui 《 challengent 》les normes de genre. Le simple fait qu'un tel programme soit, que de tels prix existent ne démontre-il pas que ces idées — inlassablement présentées comme de subversifs combats et qui n'hésitent jamais à se manifetser sous les appârats les plus belliqueux — font partie intégrante de l'esthétique occidentale et en sont même le cœur essoufflé ? À partir de la constatation de cet état de fait, la qualité subversive de ces differents combats est tout à fait relative puisqu'ils sont à l'honneur et occupent une place centrale lors de tels événements hyper médiatisés. Il convient de ne pas oublier que les idées dominantes d'une époque sont toujours les idées des dominants de cette époque. Je rappelle au passage une autre évidence : pour qu'un film puisse concourir à une quelconque récompense dans un festival il faut que le producteur y fasse candidature. Je suppose alors que Justine Triet savait bien que son film pouvait entrer dans la catégorie Queer, elle qui se présente comme une cinéaste post-metoo, qui parle de sororité, qui dit vouloir bouleverser les normes de genre et qui s'empresse de remercier un certain Gilles Deleuze après avoir reçu sa récompense. Ce qui est loin de n'être qu'un détail. Qu'un film en compétition pour la Queer Palm remporte la Palme d'Or dénote que la récompense ultime du festival de Cannes (et du cinéma occidental) est déjà en soi une récompense Queer et qu'un tel festival n'est pas seulement acquis à la cause mais est le véhicule par lequel ces idées s'imposent puissamment à la masse afin de lui indiquer le chemin vers le Beau, le Bien, la Guerre. Le public fait rarement l'éloge d'un film parce qu'il l'admire, généralement il admire un film parce qu'on en fait l'éloge. Anatomie d'une chute ne fait pas exception, je rappelle au passage la Palme d'Or décernée en 2021 à Titane, de Julia Ducournau, film dans lequel il est difficile de percevoir autre chose qu'une ôde au transhumanisme et aussi à la razzia de prix du film Petite Fille, de Sébastien Lifshitz, qui présente les prémisses d'un 《 changement de sexe 》d'un enfant de 7 ans comme un inquestionnable progrès (transgenrisme). La toute récente actualité n'a fait qu'offrir une énième confirmation à l'idée défendue dans ce présent texte. Le film Anatomie d'une chute a semblé être le parfait prétexte à la cérémonie des Césars pour que puisse s'y dérouler le tapis rouge au féminisme ainsi, bien évidemment, qu'à une larmoyante ôde à l'éternelle émancipation du patriarcat qui n'en finit plus de tomber de toute sa hauteur sans toutefois parvenir à atteindre son point de chute. Le spectateur a aussi certainement encore en mémoire l'indignation féministe d'Adèle Haenel il y a quelques années et qui avait déjà pour théâtre la cérémonie des Césars. Cette dernière cérémonie a été couronnée par les propos de Justine Triet qui décrit ce moment comme le 《 Me Too Français 》. L'horizon intellectuel et idéologique de la cinéaste ne laisse pas l'ombre d'un doute et cela se perçoit, pour ceux qui ont encore un peu d'oreille, dans ses films, et notamment le dernier. Et puisque cela est de bon ton en ce moment quelques mots ont été généreusement prononcés, durant les Césars, ici et là en faveur de la 《 cause palestinienne 》, comme cela avait été fait en Mai 2023 au sujet de ce qui faisait alors les gros titres du moment : la réforme des retraites ; et comme cela avait encore une fois deja été fait en 2022 pour la situation en Ukraine. La fausseté mais avant tout l'ob-scénité de tels propos ne sont que trop patentes, non pas tant par leurs seuls énoncés que par les circonstances dans lesquelles prennent place leur énonciation. D'ailleurs, il est assez significatif de constater que dans ses plus récentes interviews, notamment celle sur France Inter, lorsque Justine Triet est invitée à expliciter sa déclaration polémique lors du Festival de Cannes il n'y a plus de sa part l'ombre d'un mot au sujet de la réforme des retraites. Elle saisira plutôt l'occasion de dire que les réactions à son discours ont été la pire expérience misogyne de sa vie, en prétextant que lorsque Ken Loach avait fait 《 quasiment le même discours 》, il avait été acclamé. En oubliant de préciser l'engagement total de Ken Loach depuis des décennies autour de sujets tels que la précarité, les sans-abris ... alors que sa filmographie, à elle, se réduit pour le moment à n'être qu'une description des états d'âme de couples petit-bourgeois.




La rêverie bourgeoise poursuit donc de façon imperturbable sa révolution permanente, et ce en toute saison : au printemps des révoltes succède dorénavant l'été des transgressions, puis la rentrée automnale et sociale des revendications pour parachever l'année par l'hiver des subversions. Ainsi se boucle chaque année l'année révolutionnaire, notamment subventionnée par ces 《 grands 》festivals, afin que tout continue de la même façon et que fondamentalement rien ne change, à ceci près que chacun aura eu l'honneur d'avoir pu exprimer sa petite indignation du moment en attendant la suivante. Le court détour par une lecture de l'ampleur médiatique de ce film permet de préciser, si toutefois cela n'était pas déjà suffisamment clair, que ce texte n'est pas une critique cinématographique mais une tentative de mise en relief de l'idéologie à l'œuvre à travers une telle production et sa dissémination par différents organes qui s'imaginent pouvoir produire des sélections, établir des classements et distribuer des prix au cœur même de l'Art.




 


UNE VAINE QUÊTE DE LA VÉRITÉ EN GUISE DE CAMOUFLÉ


《 S’il y a bien une chose qu’on peut s’autoriser en 2023, c’est de donner à des femmes quelques petites tirades bien senties qu’il serait impossible d’attribuer à des personnages masculins 》 — Justine Triet (Mai 2023)


Un chalet isolé au beau milieu d'un paysage enneigé en début d'aprés-midi dans les environs de Grenoble. Une famille : Samuel (le père), Sandra (la mère), Daniel (le fils), et Snoop (le chien). Sandra, écrivain à succès de nationalité allemande, est interviewée par Zoé, étudiante et admiratrice, avec qui elle flirte un verre de vin à la main. Retentit alors du grenier une assourdissante musique rendant impossible la tenue de la conversation qui est écourtée sur le champ. Cette odieuse musique n'est autre qu'une version instrumentale arrangée du morceau PIMP du rappeur américain 50 Cent que Samuel — universitaire qui se rêve écrivain — aurait l'habitude de passer en boucle afin de se concentrer sur son travail d'écriture. Daniel — jeune garçon de onze ans devenu aveugle à ses quatre ans suite à une négligence de son père — saisit alors l'occasion de ce vacarme pour sortir Snoop le temps d'une brève promenade. Sur le chemin du retour l'animal, qui porte bien son nom, découvre le premier le corps de son maître gisant sur la neige. À Daniel ensuite de faire cette macabre découverte du cadavre de son père. Il a visiblement chuté du grenier, là où il ecrivait son interminable livre. Accident ? Suicide ? Meurtre ? Tel est le nœud de ce film qui se déroule dans un quasi double huit-clos entre le chalet et le tribunal où Sandra sera défendue par son avocat et ami de longue date, Vincent, qui à l'époque de leur rencontre avait le béguin pour elle. Telle est l'intrigue qui semble alors installer le cadre d'un film d'enquête policière ou de procès somme toute plutôt ordinaire. Cela était sans compter sur ce qui ressemble à une inversion de la charge de la preuve qui constitue le pivot scénaristique sur laquelle repose l'entièreté de la trame narrative du film. Tout se passe comme si la présomption d'innocence s'était transformée en présomption de culpabilité. Sandra est présumée coupable et se retrouve dans l'impossible position de devoir prouver son innocence face à la plaidoirie franchement à charge et aux accusations sans véritable fondement de l'avocat général. La liberté de la preuve est poussée à son paroxysme afin d'impliquer au maximum l'intime conviction du juré qui, en réalité, n'est autre que le spectateur qui occupe la même place que l'enfant (Daniel). Cette curieuse inversion n'est pas à mettre sur le compte d'une naïveté et moins encore d'une ignorance de la réalisatrice quant au fonctionnement du système judiciaire français. Justine Triet dit avoir passé une bonne partie de sa jeunesse dans les tribunaux afin de pouvoir assister aux audiences qui la fascinaient. Arthur Harari a suivi des cours magistraux et des travaux dirigés de droit spécialement pour le film. Le couple a été conseillé dans la réalisation du film par un avocat (et acteur à ses heures perdues) en la personne de Vincent Courcelle-Labrousse. Il fallait ce truchement pour que le film soit et que Sandra se retrouve au beau milieu d'un procès qui aurait pu avoir des accents kafkaïens si seulement les gros sabots idéologiques n'étaient pas de la partie. Cette torsion couplée à l'absence flagrante de preuve autorisent la fiction et rendent Sandra accusable à souhait en ce qu'elles permettent le discret déplacement vers le signifiant 《 jugement 》et l'équivocité qu'il contient. Équivocité abondamment exploitée par la scénariste. Conditions idéales pour que l'héroïne puisse progressivement se déplacer sur un continuum allant du bourreau froid et sans cœur à la chaleureuse et sympathique victime. Sandra est alors avant tout coupable d'être ce qu'elle est et le tribunal incarne le lieu où prend place un jugement qui s'écarte sensiblement de son sens juridique pour rejoindre pleinement son sens moral. Le vieux tribunal de Saintes (1863) souvent prisé par le septième art pour son classicisme (verticalité, boiseries, marches en pierre ...) est le théâtre du procès d'une 《 femme d'aujourd'hui 》. C'est la vieille France, avec ses clichés poussiéreux et ses stéréotypes passéistes, qui juge la modernité à travers la personne de Sandra. Cette impression se confirme dans les personnages de la présidente du tribunal, sèche et austère, et de l'avocat général, au verbe haut et agressif. Parce que, évidemment, Sandra est une moderne, une femme bien trop libre pour ne pas passer pour coupable aux yeux des représentants d'une société encore trop en retard sur son époque. Comme si le film et ses images ne suffisaient pas, Justine Triet, pourtant plutôt habile lorsqu'il s'agit de ménager le suspense, ne laisse pas l'ombre d'un doute quant à ce que représente son héroïne :


《 C’est un endroit [ le tribunal ] où le monde est coupable de tout. On le voit bien dans le film, où la façon de vivre de Sandra est aussi jugée. On parle par exemple beaucoup de sa bisexualité, de sa vie sexuelle, du fait qu’elle est écrivaine. 》— Trois Couleurs (Mai 2023)


《 Je montre aussi un point de vue moral de la société qui juge cette femme parce qu’elle assume de prendre de la place sans demander l’autorisation. Là où il n’y a pas assez de preuves pour savoir si elle a tué ou non son mari, on va aller disséquer sa façon de vivre, sa sexualité, les livres qu’elle écrit, sa façon d’être ou pas une bonne mère, une bonne épouse. Je pense qu’elle est un peu plus malmenée parce qu’elle est libre. C’est à mon avis malheureusement assez représentatif de notre société.》— Huffington Post (Août 2023)


《 On y juge la liberté d'une femme qui, sûre d'elle et dominante dans le couple, ne suscite aucune empathie. Au regard de la société, elle n'a rien de la victime mais tout de la coupable. 》— Madame Figaro (Août 2023)


《 Oui, comme il n’y a pas assez de preuves pendant le procès, il faut aller chercher dans ce qu’elle est. Sa sexualité, ce qu’elle écrit, sa manière de vivre. Il y a une critique morale de la société vis-à-vis de cette femme qui serait un peu trop libre. Ça, c’est quelque chose qui avait du sens pour moi et qui était important à questionner. Cette femme qui assume d’être ce qu’elle est, qui n’est pas en train de s’excuser. C’est assez nouveau pour moi, une femme qui ne culpabilise pas. Le personnage était déjà féministe, il l’est devenu encore plus grâce à son interprète. 》20 minutes (Août 2023)


Dans ses différentes déclarations Justine Triet rend on ne peut plus patent le glissement sémantique du jugement juridique vers un jugement moral des mœurs supposées trop libres d'une femme de la part de la société dans son entièreté incarnée ici par les représentants de la loi. Et contrairement à ce que dit Justine Triet ce n'est pas parce qu'il n'y a pas assez de preuves mais simplement parce qu'il n'y en a aucune que ce glissement est possible. Sandra assume être ce qu'elle est, ne demande pas d'autorisation, ne s'excuse pas, ne culpabilise pas. Surhumaine ? Non, simplement et pour le dire en un mot: féministe. C'est-à-dire nécessairement libre dans sa sexualité (bisexuelle et infidèle) et dominante dans le couple (économiquement, psychologiquement et physiquement). En plus, cerise subversive sur le gâteau post-moderne, elle écrit ! Cela est forcément suspect, dangereux et même coupable pour notre société quelque peu retardée qui, curieusement, est pourtant la même qui a porté ce film aux nues médiatiques et qui n'a pas attendu le personnage de Sandra pour connaître des femmes réellement subversives de par leurs écrits (Simone Weil, Colette, Marguerite Yourcenar ...) et non seulement par ce qu'elles pouvaient être (bisexuelles, homosexuelles ....). Car pour ce qui est des livres de l'héroïne le spectateur n'a quasiment rien à se mettre sous la dent. Il sait qu'elle écrit des romans vaguement autobiographiques. La pratique de l'écriture — le fait d'écrire — n'est pas réellement abordée dans ce film. Seul le statut social et médiatique que peut conférer une telle fonction semble importer. La modernité ne s'arrête bien évidemment pas au personnage de Sandra mais s'incarne aussi dans l'ami-avocat Vincent [joué par Swann Arlaud], sa délicatesse, sa finesse, ses cheveux mi-longs, sa féminité (?) .... dans son opposition au belliqueux avocat général au crâne rasé [joué par Antoine Reinartz]:


《Swann, il arrive avec ce corps très androgyne, assez à l’opposé d’Antoine [avocat général]. Et alors c’est marrant parce que je n’avais pas du tout pensé à lui pour le rôle, mais il était incroyable. Ça a été l’évidence quoi. En fait, tu sens que ce mec a envie de défoncer tout le monde. Swann, il est du côté des femmes, et il permet de déconstruire une certaine virilité. 》Trois Couleurs (Mai 2023)



Une écrivaine féministe défendue par un avocat androgyne déconstruit. Si cela n'était pas les mots de la réalisatrice elle-même pour parler de son film, ce présent texte serait probablement accusé, à raison, de verser dans la caricature. Il est dorénavant assez difficile de se méprendre quant à ce qui soutient idéologiquement cette production. L'important était donc de commencer par une brutale incrimination de Sandra non pas pour ce qu'elle a fait (ou aurait pu faire) mais pour ce qu'elle est. À notre époque où chacun est à la recherche de sa petite heure de gloire médiatique, sa mesquine part au festin de la reconnaissance mondaine, quitte à se servir soi-même, il est tout à fait instructif de lire certaines interviews de Vincent Courcelle-Labrousse (l'avocat qui a aidé à la réalisation du film) qui n'a pas pu ne pas faire preuve d'indiscretion en dévoilant qu'initialement Justine Triet voulait que Sandra soit détenue et fasse l'objet d'une garde à vue. Cette scène, juridiquement irréaliste aux yeux de l'avocat, fut (à sa grande fierté) abandonnée en cours de route mais n'en constitue pas moins pour ce texte un indice supplémentaire venant confirmer encore un peu plus l'idée ici soutenue d'une faute ontologique reprochée à Sandra davantage qu'un supposé acte criminel. Il s'en est fallu de peu que la pauvre Sandra ne fusse incarcérée pour la seule raison d'être féministe mais aussi, et surtout, que le semblant de réalisme de ce film ne soit intégralement sacrifié à son idéologie. Justine Triet a ici su faire preuve de retenue. Sandra ne pouvait décemment pas non plus être accusée pour rien mais il fallait le moins de preuves possible, et même aucune, pour que l'attention puisse au maximum se déplacer et se concentrer sur ce qu'elle est. Le crime duquel elle est suspectée n'est d'ailleurs pas sans lien avec son féminisme : le meurtre d'un homme, d'un mari, d'un père. À l'origine de l'intrigue de ce film un tout autre crime aurait pu être imaginé mais c'est celui-ci, et pas un autre, qui a été choisi. Ce qui n'est pas anodin. Cependant il convient d'insister et de soutenir fermement que la culpabilité de Sandrine relative au meurtre, et la pseudo quête de vérité qui s'ensuit et qui tient le spectateur en haleine, n'est pas le sujet du film. Il suffit, ici encore, de lire et plus précisément d'entendre puisque tout est dit :


That is not the point, really. Même l'ami-avocat de l'accusée le dit : la culpabilité de Sandra relative au décès de Samuel n'est pas le sujet. Vraiment. La fameuse scène aux allures confessionnelles, maintes fois vue dans les films de procès, où le client avoue tout à son avocat est ici prise à contre-pied. L'avocat ne cherche même pas à savoir. La vérité peut repasser. D'ailleurs, il n'aura échappé à aucun spectateur que la scénariste s'amuse à démontrer que la vérité (comme adéquation à la réalité) ne se laisse saisir par aucun des moyens employés (juridique, scientifique, psychologique, littéraire et linguistique). La quête de la vérité n'est dans ce film qu'un habile camouflé permettant la tranquille installation de l'idéologie, à savoir : une héroïne étrangère et féministe accusée sans preuve et dont le procès portera davantage sur sa personne et ses mœurs que sur son supposé crime. Comme pour signifier que ce type de femme est intrinsèquement dangereux pour l'homme en particulier et pour la société en général. Le tribunal est dans le film comme une métaphore du tribunal populaire ou médiatique où chacun peut se sentir libre d'exprimer publiquement son opinion quant aux mœurs d'une personne sans se soucier de la vérité, et avant tout, celle de sa propre énonciation. Cela ressemble à s'y méprendre au miroir, et donc à l'inversion (une de plus), des multiples affaires MeToo ou BalanceTonPorc où d'innombrables hommes ont été jugés, voire lynchés, médiatiquement avant d'être complètement disculpés juridiquement (bien maigre compensation en réalité). D'ailleurs, l'initiatrice de BalanceTonPorc, Sandra Muller (désignée, en 2017, personnalité de l'année par le célèbre magazine Time) , a été condamnée pour diffamation (ce qui a fait beaucoup moins de bruit médiatiquement). Justine Triet avait-elle tout cela à l'esprit lors de l'élaboration du scénario, elle qui affirme que son film est imbibé du post-metoo ? Ce qui est certain est que ces dernières décennies les féministes ne nous ont guère habitués à la subtilité et à ce titre la massivité coutumière de leurs actions pourrait presque faire passer ce film pour un chef-d'œuvre de raffinement. Ce qui importe donc, dans ce film, n'est pas la vérité mais l'imposition d'une construction narrative, d'un récit qui, même s'il n'a aucun lien avec la vérité, paraît crédible. En l'occurrence le suicide de Samuel comme seule et unique possibilité de sa mort. Récit qui progressivement gagnera l'esprit du juré et du spectateur puisqu'il gagne celui de Daniel (le fils) auquel il apportera sa propre construction. L'autre possibilité, celle d'une chute accidentelle et mortelle, est de facto rejetée pour la surprenante (et très faible) raison que l'ami-avocat n'y croit pas, et que forcément, si lui n'y croit pas, personne ne peut y croire. Alors que cette possibilité couplée à l'absence notoire de preuve est suffisante pour introduire un doute raisonnable et disculper Sandra. Mais, pour le bon déroulement du film et le déploiement plus en avant de la belliqueuse idéologie, le suicide de Samuel a cet indéniable avantage de conserver de manière intacte l'aura de dangerosité que Justine Triet souhaite faire planer autour de son héroïne. Nulle nécessité d'insister davantage pour saisir que dans ce film la justice et son fonctionnement sont largement fantasmés, comme l'écrit Valérie- Odile Dervieux (magistrate), et pour reprendre les mots de Justine Triet ce n'est pas simplement le fantasme qui en constitue le cœur, mais le délire :


《 En fait, ce qui m’intéresse, c’est vraiment le nœud du tribunal, cette idée qu’on y délire beaucoup de choses, ce qui est très « cinégénique ». Ça me fait penser à cette phrase de Gilles Deleuze, qui déteste Freud, et qui dit en gros : « On ne délire pas son père ou sa mère, on délire le monde. » Ça n’est pas un endroit où on dit juste : « Papa, maman, mon mec, le couple… 》et à Arthur Harari d'ajouter : 《 Ou « coupable » ou « pas coupable 》 Trois Couleurs (Mai 2023)


Encore une fois : la culpabilité de Sandra est peut-être le nœud du film mais n'en est absolument pas le sujet. Les deux cinéastes ont des idées bien plus vastes et ambitieuses que de parler de choses aussi triviales que《 papa, maman, mon mec, le couple ... 》et pour eux la proposition coupable/pas coupable est certainement encore trop binaire pour être 《 cinégénique 》. Le point crucial est de faire du tribunal en particulier, et du film en général, le lieu d'expression du délire de la scénariste elle-même. Délire éminemment féministe qui crève l'écran et par la même occasion les yeux de la plupart des spectateurs qui ont cela en plus en commun avec Daniel. Il s'agit de délirer à partir et autour de ces idées-là. Telle est, en réalité, la seule vérité propagée par ce film et autour de laquelle il s'est construit. Les chaleureux remerciements de Justine Triet à Gilles Deleuze prennent maintenant un peu plus de leur sens tant le philosophe fait figure de référence chez les féministes (surtout pour ses concepts fourre-tout et passe-partout de minorité, de devenir-, d'incomplétude, de dé/territorialité...) même, et peut-être surtout, quand il n'est pas explicitement cité dans leurs travaux universitairo-révolutionnaires (car Gilles Deleuze a tout de même ce facheux défaut d'être un homme blanc hétérosexuel de plus de cinquante ans). L'honnêteté intellectuelle de Justine Triet, qui cite ses sources d'inspiration, doit être reconnue même si la question de savoir jusqu'où elle a réellement lu le philosophe se pose puisqu'il décrit les féministes (dont il désignait le combat ou la《 politique molaire 》comme indispensable) comme les femmes les plus sèches, animées de ressentiment, de volonté de puissance et de froid maternage. Justine Triet, comme bon nombre de féministes, semble oublier ce passage de Milles Plateaux (p.338). L'élargissement deleuzien de la notion de délire pour en faire un champ historico-social permettant à un sujet de tracer ses lignes de fuite (Anti-Œdipe) à de quoi plaire à Justine Triet puisque, au-delà de donner une caution philosophico-intellectuellle à son film, cela permet de faire disparaître la notion d'idéologie. En vérité, la seule fonction politique d'un Deleuze est d'essayer de faire disparaître les apports fondamentaux et indépassables de Sigmund Freud et de Karl Marx. Cette notion de délire qui tente de se substituer à l'idéologie chez Marx (ils ne savent pas ce qu'ils font mais ils le font) et de faire oublier le délire (comme tentative de guérison à partir de morceaux de réalité) chez Sigmund Freud en est un patent exemple. Gilles Deleuze est le penseur de la gauche française et même du gauchisme occidental de la seconde moitié du XXème siècle. Il a donc de quoi plaire à Justine Triet (et à tant d'autres) qui ne manque pas de rappeler sa détestation de Sigmund Freud, qu'elle partage peut-être. Cette détestation pourrait permettre de comprendre cette scène où le psychanalyste-psychiatre de Samuel n'a pas besoin d'aide pour s'humilier d'abord pour ensuite se faire humilier par Vincent puis Sandra. Dans cette courte scène, le psychanalyste-psychiatre (qui n'est donc, par définition, ni l'un ni l'autre) est caricaturé dans ce qu'il peut avoir de pire. Un homme sur la défensive qui pinaille sur la sémantique quand celle-ci ne revêt à ce moment-là pas réellement d'importance, qui se vante (avec un petit sourire narquois en prime) que jamais un de ses patients ne se soit suicidé ; patients qu'il voit comme une propriété et une réassurance narcissique, et surtout qui parle de Sandra — à partir de sa compréhension de la parole de Samuel — avec un aplomb et une certitude déconcertante, qui profére une interprétation sauvage, en faisant fi de la dimension fantasmatique nécessairement véhiculée par la parole de son analysant (si tant est qu'il puisse réellement être nommé ainsi). C'est vraiment le cliché du 《 psy 》détestable et tout-sachant qui est présenté à l'écran et dont le bec est séchement cloué par Vincent — qui ici curieusement n'est plus si discret, effacé, en retrait ... — et Sandra qui lui signifie que son opinion basée sur une heure de consultation hebdomadaire n'est que très peu de chose comparée à des années passées avec Samuel, avant de lui rappeler des évidences sur la vie de couple. De cette scène est aisément déductible que ce qui s'est transmis entre Deleuze et Triet est le mépris envers le psychanalyste que le philosophe associe allègrement dans ses écrits au père, au prêtre, à la police et évidemment au fascisme. Toute une liste de bonnes raisons pour s'en prendre à lui. Il est vrai que les récents films ou autres séries ne font guère la part belle au 《 psy 》qui lorsqu'il n'est pas aux trois quart imbécile est aux deux tiers déprimé et déprimant. Dans ce film, le florilège des réflexes pavloviens féministes ne s'arrête pas à la seule attaque en règle du psychanalyste qui est depuis longtemps un lieu commun du féminisme. Il y a notamment cette scène, loin d'être indispensable, où Justine Triet n'a pas pu ne pas laisser échapper sa jouissance idéologique en faisant dire à Zoé (l'étudiante) à la présidente du tribunal qui l'appelle mademoiselle : 《 C'est possible de m'appeler madame ? Ça m'ennuie d'être réduite à un statut marital 》, requête à laquelle et la présidente du tribunal et l'avocat général souscrivent en s'excusant.



《 S’il y a bien une chose qu’on peut s’autoriser en 2023, c’est de donner à des femmes quelques petites tirades bien senties qu’il serait impossible d’attribuer à des personnages masculins 》 — 20 Minutes (Mai 2023)


Plus édifiant encore le commentaire de Justine Triet quant au passage de la fameuse scène de dispute où Samuel (un peu à l'image du 《 psy 》), s'humilie et se fait humilier :


《 Quand Sandra lance à son mari : « Je ne connais pas d’écrivain empêché d’écrire parce qu’il a des courses à faire » … dans la bouche d’un homme, ce serait terriblement misogyne. 》— 20 Minutes ( Mai 2023)


Étrange formulation si l'en est. Plutôt que d'affirmer que ces propos seraient terriblement misogynes dans la bouche d'un homme, pourquoi ne pas simplement parler dans cette situation précise de misandrie puisqu'ils sont proférés par une femme et adressés à un homme ? La misandrie comme pilier fondamental du belliqueux féminisme contemporain n'est pas franchement une découverte mais est peut-être davantage surprenante l'idée que laisse transparaître ce film, croisé aux différentes déclarations et commentaires de sa scénariste, qui voudrait que le cœur du fantasme féministe serait de pouvoir jouir comme un homme et, qui plus est, un homme misogyne. Ainsi, il n'est pas injustifié de considérer le féminisme contemporain comme l'expression cristallisée et consacrée par l'époque de la protestation virile. La protestation virile est un concept psychanalytique — développé par Alfred Adler et précisé par Sigmund Freud — qui généralement s'applique à l'homme puisqu'il est l'expression, exagérée et défensive, de son pouvoir (possession du phallus) face à la possibilité de sa perte (castration), qui en réalité en est sa condition. La protestation virile constitue une étape aussi logique que nécessaire au déploiement de la subjectivité en ce qu'elle témoigne d'un rapport particulier, largement imaginaire, au phallus qui fait obstacle à la féminité alors encore perçue comme menaçante. En tant que moment incontournable du procès œdipien la protestation virile individuelle n'est en soi pas si problématique puisqu'elle peut se travailler et se dépasser en analyse. Ce qui est davantage problématique est que l'esprit du temps la cristallise en en faisant l'acmé du progès social et l'expression maximale de la féminité alors qu'elle constitue pour le premier une indubitable régression et pour la seconde l'obstacle ultime. Ce film est un manifeste du féminisme comme protestation virile, soit une jouissance exagérément masculine, voire caricaturalement virile, de la part d'une femme au détriment de son mari fragilisé, intégralement dévirilisé, déserteur de ses fonctions d'homme et de père.



 


LE PÈRE N'A PAS VOIX AU CHAPITRE


《 Question : L’inversion des rôles, l’épouse qui profite de sa carrière et le mari qui s’occupe de l’enfant, c’est un choix délibéré ou inconscient ? Justine Triet : Je ne vais pas vous faire de baratin : c’était voulu. 》— 20 Minutes (Mai 2023)


À la lecture et à l'écoute des nombreuses interviews et autres émissions auxquelles Justine Triet a participé pour commenter son film se dégage la nette impression que la scénariste sait exactement ce qu'elle fait. Il est pourtant bel et bien justifié de parler d'idéologie telle que Karl Marx la définissait par sa formule elle-même dérivée de la Bible (Luc 23:34) : 《 Ils ne savent pas ce qu'ils font mais ils le font 》. L'idéologie n'est ni la naïveté, ni l'innocence mais la fausse conscience par excellence. La conscience, quant à elle, est un effet de l'appartenance de classe puisque chacun ne peut penser qu'à partir de sa classe. Par sa posture colorée par le féminisme contemporain, qui est un "combat sociétal" dont la principale fonction est de masquer les disparités sociales, Justine Triet participe allègrement aux stéréotypes bourgeois. Sa petite phrase vite oubliée au sujet de la réforme des retraites ne pèse pas grand chose à côté de son film palmé et de sa filmographie en général. L'époque croule dorénavant sous une multitude de productions artistiques, intellectuelles, littéraires, universitaires ... qui ne font qu'annoncer la révolution ou plutôt les révolutions à venir : féministe, anti-raciste, (trans)genriste, écologique, technologique. Le film dont il est question dans ce texte en est le parfait exemple. Il faut bien dire que l'année 2023 n'a pas été avare en films de propagande. Il n'est d'ailleurs pas exagéré de dire que, idéologiquement, "Anatomie d'une chute" ne va pas plus loin que "Barbie" puisque ces deux films en s'imaginant défendre les femmes ne font, en réalité, que participer à la guerre permanente entre tous. À ce titre, un autre film outrageusement récompensé cette année, "Oppenheimer ", en magnifiant la personnalité de l'inventeur de la bombe nucléaire, ne prend, lui, même pas la peine de faire mine de propager autre chose que la guerre et même davantage : la destruction. Un peu à l'image de Justine Triet, Cillian Murphy (acteur principal de "Oppenheimer ") aura lui aussi lors du moment de sa récompense sa petite phrase déplacée en faveur de tous les "peacemakers over the world". Encore une fois, il faut saluer la perspicacité de Jean-Luc Godard qui, en 2022, décrivait cliniquement ces festivals et les films qu'ils récompensent comme autant d'organes de propagande de la mortifère esthétique occidentale contemporaine. La guerre se démocratise. La guerre pour tous, entre tous, tout le temps. Dans "Anatomie d'une chute", c'est la guerre féministe que mène une scénariste contre la représentation de l'homme et du père qui est mise en scène à travers une série d'humiliations et d'auto-humiliations du personnage de Samuel. Ce film pourrait être renommé "Apologie d'une chute".


《 Justine est obsédée par ça. Par l’idée de casser les clichés, et notamment celui de la virilité. C’est une expérimentatrice du réel.》Arthur Harari (Mai 2023)





Que recouvre ce si progressiste et curieux slogan casser les clichés de la virilité ? Ce film en donne une idée claire : casser les clichés de la virilité ce n'est pas seulement "jouer" avec ses codes, ou les inverser, mais c'est aussi s'en prendre violemment à sa racine : la paternité. Dans ce film, la première image de Samuel est celle d'un homme mort, crâne fendu, étendu dans la blancheur et la froideur de la neige. La blanche neutralité et la froide description médicales accompagnent ensuite la seconde image du cadavre cette fois-ci entièrement nu allongé sur la métallique table d'auscultation. La sanglante ouverture cranienne encore mieux mise en évidence. Le tout sous le regard aseptisé d'experts masqués aux propos désaffectés décrivant un corps anonymisé et inanimé.









S'en suit une longue absence jusqu'à l'heure et demie du film (qui dure tout de même deux heures et demie) où Samuel apparaît pour la première fois vivant pour occuper une pathétique posture de plainte envers son épouse, Sandra. Dans cette fameuse scène — qui a reçu tant de commentaires élogieux de la part des connaisseurs en cinéma — Samuel revêt la plus caricaturale parure argumento-plaintive classiquement supposée à la femme névrosée qui s'indigne sans discontinuer de son mari. Tous les clichés y passent : Samuel reproche à Sandra de lui imposer son emploi du temps, son style de vie, sa langue, sa façon de faire l'amour, son incapacité à écrire, se présente comme un homme trompé et se défausse de toute responsabilité dans ce qui lui arrive. Loin de casser les clichés Justine Triet les met plutôt en circulation en se contentant seulement d'intervertir ceux qui les énoncent. Sandra est dans la position du mari en réussite sociale, frustré sexuellement, donc infidèle, qui exploite les idées de son épouse et la giffle. Parce que, évidemment, pour compléter la panoplie de la caricature victimaire Samuel se fait giffler avant de s'assener, dixit Sandra, des coups au visage. Au passage, toute cette inversion de clichés masculins et féminins, qui ont pour effet de viriliser la femme et d'émasculer l'homme, apparaissent comme désignant l'horizon comiquement révolutionnaire, puisqu’il ne fait que tourner en rond, du féminisme contemporain. Dans le film Sandra domine déjà Samuel à tous les niveaux mais cela n'est pas tout à fait satisfaisant pour Justine Triet qui veut aller plus loin. Pour en revenir à cette scène de dispute, le spectateur n'aura peut-être pas oublié que c'est toujours ce triste Samuel, à court d'inspiration pour son livre, qui en a fait vicieusement un enregistrement audio afin de produire du matériel littéraire. Il est aussi présenté comme le fautif principal de l'accident ayant causé la cécité de son fils et il se serait suicidé alors que celui-ci était à proximité. Pour un personnage si peu présent à l'écran la scénariste a réussi le remarquable exploit d'en dépeindre une image des plus lamentables, voire détestables. Certains prétexteront que la scénariste est plus nuancée que la description qu'en fait ce texte puisqu'elle met bien en évidence que Samuel s'occupe de façon vraiment attentionnée de son fils, Daniel. Là encore est projetée sur l'écran la représentation d'un père bel et bien de notre époque. Un père qui se prend pour une mère, qui ne paterne pas mais qui materne son fils. Un père qui n'en est pas un. Pour ouvrir une parenthèse davantage psychanalytique, ce qui se nomme syndrome de couvade paraît être à la source de tout ce drame familial. Le syndrome de couvade est la transformation névrotique de la haine qu'un homme éprouve envers sa femme devenant mère. La langue de tous les jours dit "papa-poule", et ne se trompe pas, puisque le "papa-poule" est un homme malade de ne pas pouvoir pondre. Cette haine puise sa source dans le refus de la castration pour l'homme qui n'accepte pas de ne pas pouvoir être enceint(e), porter un enfant, accoucher etc. Fantasmatiquement, l'homme prendra le rôle de la mère auprès de son enfant. Remplaçant, c'est-à-dire niant, ainsi la mère et délaissant son rôle de père. Ce qui inévitablement produit des difficultés en cascade au sein de la famille puisqu'un homme ne peut dans cette position jamais réellement s'y retrouver. Le déplacement du syndrome de la couvade est aussi à même de mettre quelque peu en lumière la haine jalouse de Samuel envers Sandra et sa capacité d'écrire qui est symboliquement un équivalent de mettre au monde. Avec son interminable livre, Samuel rejouerait névrotiquement un labeur, une gestation impossible qui n'accouche jamais de rien. Il n'a vraiment rien pour lui et ce peu importe l'angle sous lequel son personnage est abordé. Cela ne peut que clairement traduire la volonté de la scénariste.


Avant cette scène de ménage, Samuel brille par son absence. D'aucuns diront que cela est normal puisqu'il est mort. Certes, mais ce qui est toutefois surprenant est que même la dimension proprement humaine (c'est-à-dire humanisée) de sa mort est absentifiée. Il s'agit dans ce film tout de même de la mort d'un mari et d'un père, soit d'une perte importante pour une épouse et pour un fils. Cependant, il n'y a pas une seule seconde, des 151 minutes que dure ce film, consacrée à représenter un quelconque deuil. Il n'y a pas de recueillement ni d'enterrement. Il y a bien la discrète parole de Sandra signifiant à son avocat sa volonté de ne pas abîmer l'image de Samuel. Parole protectrice vite balayée par la construction narrative qui vise à rendre plausible la seule hypothèse du suicide en dépeignant Samuel comme un homme au bout du rouleau qui raterait tout y compris une première tentative de suicide médicamenteuse. Sinon, rien dans le film ne témoigne d'une réelle tristesse, d'un sentiment de perte éprouvée, d'un deuil qui s'élaborerait de la part de Daniel et de Sandra. Pire encore, la mort de Samuel est décrite, dans deux interviews, par Justine Triet et Arthur Harari comme un instrument de vengeance :


《 Dans Anatomie, c’est une femme qui essaie d’être à peu près à égalité avec son mari. Bon, elle prend un peu plus de place, mais quand il meurt, il va prendre toute la place et la foutre quasiment en tôle. Qu’elle l’ait tué ou pas, il a réussi son coup ! 》— Justine Triet (20 Minutes)


Justine Triet : 《 ... ce que je trouve intéressant, c’est que, que le personnage de Samuel se soit suicidé ou qu’il ait été tué, il bouffe tout l’espace, il prend toute la place. Arhtur Harari : C’est quasiment une vengeance en fait. 》— Trois Couleurs (Mai 2023)


Rien n'aura été épargné à Samuel dont la mort même est chargée d'une volonté de nuire. Son cadavre est encore plus embarrassant que sa vie. L'humiliation par la mise en scène va d'ailleurs plus loin quand, vers la toute fin du film, un pot pour célébrer la victoire est improvisé où Sandra et Vincent (l'ami-avocat) emportés par leur joie, quelque peu déplacée, sont à deux doigts de s'embrasser. Le spectateur peut presque sentir à quel point cela a dû être un effort de retenu pour Justine Triet de ne pas faire aller ses personnages plus loin, surtout quand il sait qu'une scène intime de vingt minutes entre Sandra et Vincent a été censurée par la productrice.




La tromperie post-mortem n'aura pas eu lieu mais l'humiliation atteint son paroxysme avec Daniel ; car comment mieux humilier un père si ce n'est par l'intermédiaire de son fils ? Pourtant plutôt du côté de son père au début du film il est celui qui apporte le coup de grâce à la fin. Sa petite expérimentation médicamenteuse (assez deleuzienne) avec Snoop (son chien) visant à démontrer que son père était bel et bien suicidaire corrobore parfaitement l'hypothèse défendue par Sandra-Vincent. Le récit de Daniel évolue au cours du film pour ne plus faire qu'un avec celui de sa mère et de son ami-avocat. Cet accord se dessine silencieusement, comme si Justine Triet voulait exprimer l'idée d'un lien archaïque infra-verbale entre l'enfant et sa mère, à travers la pratique du piano que Daniel partageait naguère avec son père qui y sera progressivement substitué par sa mère. Hésitant avec son instrument de musique comme dans sa parole au début du film, Daniel récite à la fin parfaitement sa partition tant au piano qu'au tribunal. Certains "psychanalystes" parlent d'un geste œdipen de la part de Daniel qui ayant déjà perdu son père ferait son possible pour ne pas perdre sa mère en lui évitant une condamnation (qui, en réalité, n'aurait jamais pu avoir lieu puisqu'il n'y aucune preuve). Justine Triet, casseuse de clichés professionnelle, n'a visiblement pas su éviter l'écueil de nombreux clichés dont l'un des plus massifs de notre époque : l'enfant ultra-lucide, surdoué, haut-potentiel (HP) dirait-on aujourd'hui, qui saisit tous les enjeux de la situation et duquel la vérité émane. Ce cliché s'épaissit davantage si l'on y ajoute que l'enfant est aveugle : non seulement il rend la Justice, mais il l'incarne. Absolument indéboulonnable. Contradiction impossible. Le triste sort de Samuel est scellé par son fils car qui aurait si peu de cœur pour penser, ne serait-ce qu'un instant, qu'un enfant aveugle endeuillé puisse dire autre chose que la vérité, surtout après l'avoir méticuleusement éprouvée par une expérience ? Pas la juge du film en tous cas. Le spectateur encore moins.



 


CHUTE


Au cours de ce travail d'écriture un surprenant signifiant a émergé et permet une certaine lecture du film si l'on en suit le tracé et les apparitions lors de scènes cruciales. "voi", tel est ce signifiant. Le film débute par une assourdissante musique provenant du grenier. Cette musique est une reprise du morceau PIMP auquel la voix du rappeur 50 cent est soustraite. Il est à un moment question dans le film de savoir si ce morceau de musique révélerait la misogynie de Samuel puisque les paroles originales de ce morceau objectivisent et sexualisent les femmes. La supposée misogynie de Samuel est inintéressante. Ce qui importe est l'acte même de Justine Triet, son énonciation de scénariste en quelque sorte, d'intégrer dans son film un morceau où la voix et les paroles de ce rappeur sont manquantes. Cela est la première occurrence de son geste qui consiste à enlever, à retirer sa puissance à l'homme. Ce geste se répétera tout au long de ce film et en est même la signature. Retirez la voix d'un rappeur et il n'en reste plus rien. Évidemment une touche féministe est de nouveau à l'œuvre puisqu'en silenciant la voix d'un rappeur et ses paroles misogynes c'est la fameuse "masculinité toxique" ou encore le potentiel violeur qui se loge en tout homme qui sont mis en sourdine. En contrepartie à ce fantasme masculin bien connu qui consiste à considérer toutes les femmes (sauf une) comme des putains, il aurait été courageux de la part de la scénariste de mettre en scène le fantasme féminin de passivité et d'être prise pour une putain ou un objet sexuel. Pour en revenir au signifiant "voi", il se décline une nouvelle fois en "voix" dans une autre scène, de quelques secondes, où Samuel apparaît vivant et semble même plutôt heureux (c'est la seule fois du film où il ne se lamente pas) mais, curieusement, il est sans voix :



Le signifiant "voi" trouve une autre de ses nuances dans le mot "voie". Samuel est sans voix mais il est aussi sans voie. Il est littéralement perdu. Il n'a pas su trouver sa voie, en particulier professionnelle. "voi" c'est aussi le "voir" absent chez ce jeune homme, Daniel. Il est sans voir. La castration et ses ratés se transmettent de père en fils. Et comment, pour conclure, ne pas parler de cette scène qui est décrite un peu partout comme manifestant le génie de Justine Triet ? La scène de la voiture où Samuel parle avec la voix de Daniel pour se décrire comme un chien mourant. Samuel a-t-il vraiment dit ça ? Auquel cas il serait vraisemblablement suicidaire. Ou Daniel a-t-il mis ses mots dans la bouche de son père pour sauver sa mère ? Ici encore, un peu comme avec la voix supprimée du rappeur, il est inintéressant de se perdre dans les possibles significations qui ne sont que secondaires. Ce qui importe est d'y percevoir la répétition ultime du geste de Justine Triet qui témoigne de sa volonté de retirer ce qui fait la puissance d'un homme, ici sa voix, pour la substituer par une voix d'enfant. C'est-à-dire déviriliser un homme et l'infantiliser. Cette scène, si elle fut brève, aurait pu passer pour un souvenir fantasmé ou reconstruit de Daniel mais puisqu'elle dure plus d'une minute — dont quarante secondes de gros plan — le spectateur ne peut y percevoir, une fois de plus, que l'insistante jouissance de la scénariste qui semble avoir pensé et construit tout ce film autour et à partir de ce si gênant passage.



Finalement, le signifiant "voi" désigne l'état du spectateur ébahi et ébloui par ce film qu'il oublie aussitôt visionné. Tel un tour de prestidigitation. Son nom l'indique suffisamment bien : il est réduit à n'être qu'une paire d'yeux avec laquelle il ne voit rien de ce qui le regarde. Il a des yeux pour ne point voir.


Ce travail d'écriture au sujet de ce film et des effets socio-médiatiques qu'il aura générés permet la mise en relief d'éléments de compréhension et d'interprétation que l'on ne retrouve dans aucune autre des nombreuses analyses de ce long-métrage. Après la lecture de ce texte il est difficile de contredire que ce qui soutient idéologiquement ce film, et explique en grande partie son succès, est le féminisme contemporain caractérisé par une hainamoration envers les figures virile et paternelle. Cette hainamoration se spécifie par une haine qui pousse à détruire et humilier l'homme et le père parce que, précisément, ils sont enviés pour le pouvoir qu'ils sont supposés incarner et posséder. Si l'un des effets d'une psychanalyse pour une femme est le déplacement de son amour du phallus vers le porteur de celui-ci, il est certain que le féminisme contemporain et la psychanalyse sont sur des chemins diamétralement opposés. Le féminisme hégémonique participe aussi du déclin de la figure paternelle et de son imago, ce qui est l'inactuelle hypothèse lacanienne, notamment chez les hommes qui trouvent bien souvent dans cette idéologie un refuge qui les protège de faire homme, soit de se positionner en tant que porteur de la parole et de ses incontrôlables effets. De façon générale, les diverses productions artistiques contemporaines sont autant de manifestes du dévoiement de la parole sur laquelle l'Homme ne doit plus pouvoir compter pour s'orienter dans l'existence. Le fait, qui passe inaperçu, que dans le couple que forment Samuel et Sandra aucun n'y parle sa langue (au profit de l'anglais) est indicatif de cette chute de la parole. Et si dans ce film la vérité n'a pas lieu c'est précisément parce que le père n'a pas voix au chapitre. Au final, le dessein affiché des féministes contemporaines est de faire des femmes des hommes comme les autres en s'acharnant sur la dépouille du patriarcat comme pour mieux éviter d'avoir à adresser leur malaise d'être femme à celle qu'elles perçoivent pourtant comme l'inavouable responsable : leur mère. Ce qui est l'inactuelle hypothèse freudienne.



 


《 Enfin, les femmes qui disent "les hommes " et les hommes qui disent "les femmes ", généralement pour s’en plaindre dans un groupe comme de l’autre, m’inspirent un immense ennui, comme tous ceux qui ânonnent toutes les formules conventionnelles. Il y a des vertus spécifiquement "féminines" que les féministes font mine de dédaigner, ce qui ne signifie pas d’ailleurs qu’elles aient été jamais l’apanage de toutes les femmes : la douceur, la bonté, la finesse, la délicatesse, vertus si importantes qu’un homme qui n’en possèderait pas au moins une petite part serait une brute et non un homme. Il y a des vertus dites masculines, ce qui ne signifie pas plus que tous les hommes les possèdent : le courage, l’endurance, l’énergie physique, la maîtrise de soi, et la femme qui n’en détient pas au moins une partie n’est qu’un chiffon, pour ne pas dire une chiffe. J’aimerai que ces vertus complémentaires servent également au bien de tous. Mais supprimer les différences qui existent entre les sexes, si variables et si fluides que ces différences sociales et psychologiques puissent être, me paraît déplorable, comme tout ce qui pousse le genre humain, de notre temps, vers une morne uniformité.


— N’avez-vous jamais souffert d’être une femme ?


Pas le moins du monde, et je n’ai pas plus désiré être homme qu’étant homme je n’aurais désiré être femme. Qu’aurais-je d’ailleurs gagné à être homme, sauf le privilège de participer d’un peu plus près à quelques guerres ? Il est vrai que l’avenir, maintenant, semble promettre aussi aux femmes ce genre de promotion. 》Marguerite Yourcenar — 《 Les Yeux Ouverts 》, entretiens avec Matthieu Galey (1980)

Rudy Goubet Bodart

Tout comme le travail de son ami Michel Foucault, celui de Gilles Deleuze est parsemé de malhonnêtetés intellectuelles aisément identifiables et démontrables.

En voici un exemple : alors que le philosophe base l'essentiel de sa critique de la psychanalyse sur sa perception de la schizophrénie, son biographe, François Dosse (auquel il est difficile de supposer la moindre mauvaise intention) dévoile à la suite d'un entretien avec Jean-Pierre Muyard que Gilles Deleuze n'a non seulement jamais vu un schizophrène (malgré ce qu'il dit en se pavanant devant ses étudiants●) mais il les évitait même, puisqu'il en avait une peur bleue●● :


● C’est évidemment très difficile de dire : Oui, vous savez la schizophrénie... de faire une espèce de tableau lyrique de la schizophrénie. Je me souviens qu’au moment de L’Anti-Œdipe, il y a une psychiatre qui était venue me voir et qui était très agressive, et qui m’a dit : « Mais un schizophrène, vous en avez déjà vu ? » J’ai trouvé que cette question était insolente, à la fois pour Guattari - qui est, lui qui travaille depuis des années dans une clinique où il est notoire que l’on voit beaucoup de schizophrènes - et même insolente pour moi, puisqu’il y a peu de gens au monde qui ne voient pas ou n’aient pas vu de schizophrènes. Alors j’avais répondu comme ça - mais on croit toujours être spirituel et on l’est jamais - j’avais répondu : « Mais jamais, jamais, je n’ai vu de schizophrène moi ! » Alors après elle avait écrit dans des journaux en disant que, on n’avait jamais vu de schizophrènes, c’était très embêtant quoi.

Gilles Deleuze — Anti-Œdipe et autres réflexions (27 Mai 1980)


▪︎ ▪︎ ▪︎ ▪︎ ▪︎


●● Les deux hommes deviennent amis et Deleuze, désireux de mieux connaître le monde des psychotiques, entreprend un dialogue suivi avec Muyard : 《 Il me dit : je parle de la psychose, de la folie, mais sans aucune connaissance de l'intérieur. En même temps, il était phobique par rapport aux fous. Il n'aurait pas pu rester une heure à La Borde. 》

[...]

Aux beaux jours, c'est Deleuze qui vient voir Guattari, mais à l'écart de la folie qu'il ne supporte pas : 《 Un jour, on dîne à Dhuizon, Félix, Arlette Donati, Gilles et moi et le téléphone sonne de La Borde, annonçant qu'un type avait foutu le feu à la chapelle du château et qu'il s'était enfui dans les bois. Gilles blêmit, moi je ne bouge pas et Félix fait appel à de l'aide pour retrouver le type. Gilles me dit pendant ce temps : 《 Comment tu peux supporter les schizos ? 》il ne pouvait pas supporter la vision des fous.

François Dosse — Gilles Deleuze, Félix Guattari : biographie croisée (2007)

La psychanalyse a-t-elle jamais été plus pertinente qu'aujourd'hui ? La psychanalyse n'est pas une philosophie, puisque son sujet n'est pas celui de la connaissance mais du signifiant. 《 Je les appelle philosophes parce qu'ils ne sont pas psychanalystes : ils croient que la parole n'a pas d'effet 》disait Jacques Lacan ; ce à quoi il convient d'ajouter sa fameuse mise en garde quant à la conne-essence : 《 La connerie est notre essence 》.


La psychanalyse n'est pas non plus une linguistique car elle ne fait pas du langage un objet scientifique duquel le sujet pourrait parler à partir d'une position d'extériorité, voire de supériorité : 《 Il n'y a pas de métalangage 》rappelait encore Jacques Lacan. La psychanalyse est plutôt une linguisterie en ce qu'elle inverse l'ordre saussurien du signifié et du signifiant pour faire du sujet non pas un signifié mais l'effet de la signifiance, c'est-à-dire du jeu entre les signifiants qui produit un perpétuel mouvement, celui-là même du désir.


C'est alors dans sa prise, son rejet et son mouvement dans et par la chaîne signifiante que le sujet aura à attraper un petit quelque chose qui ressemble à du Réel. Un apprentissage de la lecture — comme celui des Juifs avec les textes sacrés — pour sans cesse se rapprocher de l'inatteignable limite du réel de la lettre. C'est ainsi que le 《 Wo Es war soll Ich werden 》 freudien s'articule avec l'hébraïque 《 אהיה אשר אהיה 》 mais aussi avec le cartésien《 Je pense donc je suis 》, à condition d'y différencier le sujet de l'énoncé d'avec celui de l'énonciation.


L'ascése analytique consiste alors à réduire l'excès de signes pour avoir accès à la signifiance ; ce qui est antipathique au plus au point avec le discours capitaliste qui force le sujet à de multiples identifications imaginaires qui le distraient de son lot de savoir, soit l'inconscient duquel il est réellement affligé. L'indécence du bombardement médiatique est toujours invitation à choisir un camp, à choisir l'un des sens, alors que la psychanalyse vise, quant à elle, l'ab-sens (Φ). Ainsi en va-t-il de la tyrannie qui pousse à faire groupe à partir de l'émotion qui — comme le mot pourtant l'indique — n'est que déplacement qui coinçe le signifiant dans le signe. Aux affects des affectueux et autres affectionnés le psychanalyste préférera faire entendre l'affectation au langage, soit le primat du signifiant qui seul permet un tant soit peu de se libérer du Moi qui, comme le disait Djalâl ad-Dîn Rûmî, est un sombre et vain despote que chacun doit laisser mourir pour pouvoir se donner un peu d'R.



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