100 DELEUZE

Il y a quelques jours le Journal du Dimanche faisait paraître un sondage d'opinion des plus intéressants. Ce sondage fut bien évidemment accompagné de son petit commentaire : "76% des Français affirment qu'il n'y a que deux sexes (masculin et féminin), ce en quoi ils sont d'accord avec l'idée de Donald Trump." Le bon mot du film Dirty Harry de Clint Eastwood nous revient alors à l'esprit : "Opinions are like assholes, everyone has one ..." que nous completerions volontiers par : "... et c'est bien ce qui rend possible leur sondage !"
Le sujet ne se situe donc pas tant dans les chiffres récoltés mais plutôt dans cette astuce, toute idéologique, qui consiste à faire passer la réalité fondatrice de l'espèce humaine — à savoir qu'elle se divise en deux sexes — pour une opinion. C'est-à-dire une proposition avec laquelle on peut être d'accord ou pas, pour ou contre, anti ou pro. Ça se discute ! À noter aussi que le Journal du Dimanche a pris soin de préciser les deux sexes en question (masculin et féminin) au cas où certains auraient pu songer à d'autres sexes que les deux seuls qui existent. Ce n'est pas suffisant de faire passer cette réalité pour une opinion, de la dégrader au rang d'une opinion, il faut aussi y associer le nom du très douteux Donald Trump qui depuis 2017 au moins est l'épouvantail médiatique occidental numéro 1 et le plouc-émissaire préféré des mutins de panurge. Trois quart des Français auraient quelque chose de Donald Trump en eux ... Micro-fascisme ? Allons Français ! Encore un effort si vous voulez être progressistes ! Ne peut-on pas deviner que ce qui est à l'œuvre dans la publication de ce sondage d'opinion, et davantage encore dans le fait même que le Président des États-Unis doive en passer par cette déclaration des plus inouïes, est tout un travail de sape idéologique qui remonte au moins aux années 1960 ? ... Pourquoi les années 1960 ?
Ce sondage d'opinion et sa publication tombent pile poil l'année du centenaire d'un certain Gilles Deleuze. L'occasion est belle de répondre à la provocante prédiction de son ami Michel Foucault : "Longtemps, je crois, cette œuvre tournera au-dessus de nos têtes ... mais un jour, peut-être, le siècle sera Deleuzien."(1) Et si Michel Foucault avait eu raison ? Il ne parlait pas du siècle comme d'une durée de cent ans mais utilisait ce mot dans son sens littéraire qui désigne une vie ou une activité profane en opposition avec le domaine religieux ou spirituel. Ce tournoiment au-dessus de nos têtes de l'œuvre deleuzienne signifie que Michel Foucault considérait, juste après Mai 68, les idées du philosophe comme hautement spirituelles, voire sacrées, mais qu'elles étaient destinées à s'incarner, à s'enraciner, devenir terrestres et peut-être même à être pratiquées, expérimentées par le quidam qui serait alors deleuzien sans même s'en rendre compte.
À bien des égards la prédiction foucaldienne est une prophétie. À ne prendre que le domaine de l'art, et plus particulièrement celui du cinéma, on ne compte plus les références directes à Gilles Deleuze. Il y a même une anthropologie, une théorie des sciences, une biologie, un féminisme et (comble de l'absurde) une psychanalyse deleuzienne (ce qui a de quoi hérisser les psychanalystes et les deleuziens). Le sondage d'opinion mis en exergue n'est ici évidemment qu'une goutte d'eau dans l'océan des mille plateaux médiatiques tous convertis depuis longtemps aux propositions deleuziennes les plus massives. Et l'une d'entre elles est celle où le professeur en philosophie affirme, avec une audace déconcertante, qu'avant lui personne n'avait compris ce qu'était le désir. Ce qui, au passage, fait quand même beaucoup de penseurs, de religieux, d'écrivains, de philosophes, de métaphysiciens et, aussi, quelques psychanalystes. Avec son comparse Félix Guattari, Gilles Deleuze, enthousiasmé par les mouvements libertaires (et libéraux) de Mai 68 proposait rien de moins qu'une révolution, mais pas n'importe laquelle, une révolution du désir (!) qu'il voulait voir s'incarner dans sa fameuse schizo-analyse : pratique qui serait en tous points opposée à la psychanalyse.
C'est sans surprise dans le premier opus de sa charge anti-psychanalytique que l'on peut lire cette ligne fondatrice de la schizo-analyse et à laquelle l'actualité donne bien des échos et des reliefs : "La formule schizo-analytique de la révolution désirante sera d'abord : à chacun ses sexes." (2) Gilles Deleuze et Félix Guattari sont les forgeurs, en France, de cette multiplicité de sexes (n sexes), mais aussi, affirmant qu'ils se soutenaient de Karl Marx, du sexe non-humain. Quitte à trahir le mot d'ordre lacanien (3) — qui était motus au sujet de Gilles Deleuze — ces propositions et d'autres seront discutées dans des textes, des audio ou vidéo que je publierai à raison d'une fois par mois jusqu'en Février 2026, sous l'équivoque titre "100 Deleuze" ...
Sources bibliographiques :
(1) Michel Foucault —《 Theatrum Philosophicum 》(1970)
(2) Gilles Deleuze & Félix Guattari — 《 Anti-Œdipe 》(1972)
(3) François Dosse —《 Gilles Deleuze, Félix Guattari 》(2010)
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