L'AVENIR D'UNE ILLUSION
Si l'infection est réelle, la contagion est, quant à elle, idéologique.
Une façon intuitive de comprendre cette proposition est de constater que bien que nous ne connaissons que peu, voire très peu, de personnes atteintes, souffrant et décédées du virus (infection réelle) nous n'en n'avons rencontrée aucune dont l'existence ait été épargnée par celui-ci (contagion idéologique). Si l'infection (réelle) se fait surtout via les mains, la contagion (idéologique) se fait par les oreilles, nous révélant ainsi notre propre insu-portable : notre prochain.
Depuis la nuit des temps, une traînée pulvérulente de culpabilité accompagne toute épidémie ou catastrophe naturelle qui, au-delà ou en deçà de son caractère réel, représente aussi, voire surtout, l'occasion, si ce n'est l'opportunité, pour certains, d'un examen de conscience général. L'Homme, cette étrange créature davantage parlée que parlante, n'est que l'effet du jeu du signifiant et de sa logique qui le gouvernent, et en cela, maladie et malheur ne peuvent être perçus pour ce qu'ils sont mais toujours éveillent, en lui, le soupçon qu'une ancestrale faute contre les mœurs a été commise et le persuadent qu'il faut inventer de nouvelles coutumes pour apaiser les Dieux obscurs, supposés à l'origine de ces manifestations, qui toujours réclament davantage de sacrifices.
D'aucuns regrettent l'absence, dans nos sociétés modernes, de pratiques de la conjuration, mais à y regarder de plus près, ne peut-on pas interpréter toutes ces nouvelles recommandations et autres obligations — qui ne tiennent pas la route scientifiquement et détruisent plus d'existences qu'elles ne sauvent de vies — comme étant autant de nouveaux rituels, cérémoniels pour éloigner le virus comme l'on conjure le sort ? L'Organisation Mondiale de la Santé prophétise même un « virus éternel », même après le vaccin ; que cela augure-t-il quant à ses nouvelles « bonnes pratiques » introduites brutalement dans les interstices de notre quotidienneté dorénavant méconnaissable ? Les réponses à cette épidémie nous semblent alors dévoiler leur nature profondément religieuse, même si celles-ci se présentent sous de fallacieuses apparences rationnelle et scientifique. Lorsqu'elles ne répondent pas du Credo quia absurdum, elles flirtent avec la pensée magique. Un détour par l'étymologie nous indique que « religion » vient de « religio » dont la racine est « ligare » qui veut dire « lier, attacher » et « re-ligare » signifie, donc : « lier plus fortement ». À l'image de ce qu'avait fait subir un Girolamo Savonarola à la ville de Florence au xvème siècle, voici sous quels traits nouveaux paraît se dessiner l'ordre social de fer qui progressivement s'instaure et signe le divorce entre ce qui est communément nommé « démocratie occidentale » et le paradigme économique et financier global — celui-ci ayant besoin de se débarrasser de celle-là pour poursuivre son développement. Ancré dans une représentation religieuse elle-même deniée, le remède économique, social, sécuritaire et bientôt technologique — qui ne veut pas dire scientifique — nous apparait plus dangereux que la maladie elle-même, qui provient d'un virus dont l'origine est encore, à ce jour, inconnue.
Nos propos ne semblent pas faire la part belle à la religion, et peuvent même apparaître comme acerbes à son endroit. C'est pourtant dans la théologie elle-même que nous trouvons un motif d'espérance. La situation actuelle n'est pas sans nous rappeler le fameux Livre de Job, qui est, sans nul doute, l'un des tout premiers écrits bibliques qui introduit au manque dans l'Autre et constitue en cela une critique radicale de l'idéologie. Gageons que si la Bible devait être réécrite aujourd'hui, ce passage serait vraisemblablement le premier à être supprimé ou profondément remanié. Le Livre de Job nous rappelle que la maladie et le malheur n'apparaissent pas dans la vie de l'Homme comme étant la résultante d'un écart coupable quant à l'idéologie dominante, ou pour le dire autrement, aux croyances instituées. Ainsi, suite à une série infernale de malheurs qui lui arriva, les trois amis-inquisiteurs de Job, lui font faire un scrupuleux examen de conscience afin de déceler la faute qu'il aurait commise. Job, lui, le plus pieux et le plus fidèle des serviteurs de Yahvé, démonte une par une toutes ces accusations masquées jusqu'à ce que Yahvé « en personne » intervienne dans le débat, contredise ses propres fondements, préceptes, principes et croyances, et devienne, pour ainsi dire, alors athée un instant, afin de donner raison à Job face à ses amis, alors tout à fait incrédules.
De façon quelque peu provocatrice, il est vrai, amusons-nous à imaginer ce que serait aujourd'hui une situation similaire au Livre de Job : un homme qui aurait cumulé maladie et malheur à cause du virus ne se verrait-il pas violemment interrogé par ses amis, ses proches : « As-tu porté ton masque ? Respecté la distanciation ? Lavé tes mains ? Non ? Ne serais-tu pas complotiss ? » Notons, tout de même, que cet exemple tiré de notre imagination n'est pas complètement irréaliste puisque nous entendons déjà dans les cours d'école des enfants masqués dire à d'autres, non-masqués, eux, que si leurs grand-parents venaient à mourir ce serait de leur faute.
Alors, en quoi la psychanalyse peut-elle aujourd'hui encore nous être précieuse, et qu'a-t-elle à nous transmettre ? Nous ne pouvons plus compter sur l'apparition d'un quelconque Dieu pour nous sortir de là, puisque sa mort a laissé en nous un vide abyssal qui est bien sûr celui de notre liberté aussi fondamentale que vertigineuse et donc de notre responsabilité foncière et absolue face à ce que nous appelons « Destin » : ceci constitue La Bonne Nouvelle. Faisons un pas supplémentaire et émettons l'idée que dans le Livre de Job c'est le Dire même de celui-ci qui fait sortir Dieu de ses gonds. Un miracle athée serait aujourd'hui qu'un homme subissant ces attaques, ces accusations puisse se soutenir de son Di(eu)re pour couper ce qui est toujours déjà en lui coupable : son désir d'aller à la rencontre de la vie hostile, qui seul peut le sortir de son infantilisme et de sa détresse primordiale, auxquels nous sommes tous bien trop enclins. Qu'il puisse, à partir de cette coupure responsable, arrêter de réclamer plus de lois, d'interdictions, de décrets, d'ordres auxquels se soumettre puisque ceux-ci ne sont qu'une protection névrotique face à la seule loi qui vaille : celle du désir.
Pire que l'angoisse de mort donc : l'angoisse de vivre.
Il régne, à notre époque, une telle soif de catastrophe, un tel désir d'apocalypse, une telle force autodestructrice, un tel besoin d'échec, une telle névrose d'autopunition, et un tel appétit pour la souffrance, la noirceur et la morbidité, que la moindre bonne nouvelle et la plus infime lueur de vie qui apparaissent à l'horizon doivent vite, très vite, être rejetées de crainte qu'elles ne nous empêchent de jouir encore, encore un peu, de nos peurs et de nos terreurs adorées, et qu'elles ne contrecarrent pour de bon nos profonds souhaits sécuritaires de se réaliser. Nous sommes sur terre, il n'y a aucun vaccin, ni remède à ça. Le mieux que nous puissions faire, à nos risques et périls, est de frôler la vie.
Demandons-nous alors, à la suite de Sigmund Freud, pourquoi l'Homme moderne n'arrive pas, en se conformant aux résultats obtenus par la science, à se débarrasser des oripeaux du religieux ? Nous avons l'impression, au contraire, que la religion covidienne, pour l'appeler par son nom, tire sa puissance d'apparats scientifiques, qui ne sont en réalité que scientisme. Pourquoi la raison et l'intellect n'arrivent-ils pas à bout du Credo quia absurdum ? Ici, nous ne ferons que reprendre, presque mots pour mots, ce que le Père de la psychanalyse a écrit en 1927, à savoir que celui qui ne souffre pas de névrose n'a pas besoin non plus d'intoxication pour étourdir cette névrose. Et aujourd'hui, ils sont peu nombreux, malgré l'invention de la psychanalyse, ceux qui ont courageusement voulu affronter et grappiller du terrain sur leur névrose. Mais, au lieu de cela, ils échangent bien volontiers leur névrose individuelle contre la névrose universelle qui se déploie sous nos yeux, et qui mérite bien le nom de névrose universelle de contrainte. Celle-ci révèle ô combien comment quelques siècles de science n'arrivent pas à bout de millénaires de religion et ô combien aussi l'Homme moderne s'illusionne avec le scientisme afin de masquer la fait que foncièrement il croit. La nouveauté est qu'il croit qu'il ne croit pas. Mais nous savons bien que l'homme de croyance, et de piété, qui scrupuleusement suit les obligations et recommandations, abandonne bien volontairement sa névrose individuelle, dont il est le seul responsable, pour épouser une névrose universelle, de laquelle il attend son salut s'il est bien obéissant.
Ainsi, c'est en compagnie du poète véritable, notre compagnon d'incroyance que nous concluons ce (trop) bref tour d'horizon :
« Nous voulons dès cette terre
Édifier l'empire des cieux.
Il pousse ici-bas assez de pain
Pour tous les petits de l'homme,
Et des petits pois sucrés,
Oui, des petits pois sucrés pour tout un chacun,
Dès que les cosses éclateront.
Le ciel, nous le laissons
Aux anges et aux moineaux. »
Heinrich Heine
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