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TAIWAN PRESIDENT



Un président qui ne s'y croit pas


« Si un homme qui se croit un roi est fou, un roi qui se croit un roi ne l'est pas moins » — Jacques Lacan


est la citation mise en exergue dès l'ouverture de « Taiwan President » comme pour avertir le spectateur des errements auxquels conduit la confusion entre ontologie et topologie, c'est-à-dire entre imaginaire et réel. Pour le dire simplement, l'ontologie consiste à croire en l'être (imaginaire) là où la topologie insiste sur le vide nécessaire (puisque réel) à partir duquel un lieu peut advenir, et ce lieu, en psychanalyse, est toujours lieu-dit.


Dans cette fiction qui met en scène un bout, et pas n'importe lequel, de la destinée de Jango, Stefan Libiot, imagine ce que pourrait être un président qui aurait su se départir des injonctions surmoïques ainsi que des identifications imaginaires successives produites par la civilisation, mais aussi nécessairement des siennes propres, puisqu'en tant que sujet il fait toujours déjà partie de la dite civilisation.


C'est à cette « départition », ou ce que l'on appelle en psychanalyse « destitution subjective » que nous invite ce film. Tel est le paradoxe au cœur de cette fiction : que la destitution subjective d'un homme survient précisément au moment de son institution présidentielle.


Ce paradoxe est finement incarné dans la structure même du film, qui est une structure en miroir. Miroir à entendre ici comme ce qui reflète la réalité en inversant ses coordonnées. Un peu comme une bande de mœbius qui, à partir de sa torsion particulière, inverse l'intérieur et l'extérieur, le dedans et le dehors. Le spectateur attentif peut discerner la structure en miroir dans le jeu de reflet et d'inversion que propose la synchronie du film en ce que la fin est, en quelque sorte, le début inversé. « Taïwan President » regorge de scènes qui mériteraient à elles seules une analyse approfondie, mais ici le propos aura pour fil rouge la citation d'ouverture.


Cette citation de Jacques Lacan ne vaut bien évidemment pas que pour le roi mais pour chaque-un, et en l'occurrence ici, pour le président. Il n'est alors pas erroné de dire qu'un président qui se croit un président est fou. Est-ce que Jango se croit président ? Il y a des raisons d'en douter ...


Il est certain que le film commence par un discours incarné de la part de Jango, alors candidat, qui plante le décor dès le départ : Taïwan, l'île de Formosa, et ses habitants, son peuple, ont été dépossédés d'eux-mêmes il y a quatre cent ans, tour à tour par les forces étrangères, les capitalistes, les partis politiques ... et il est temps que cela cesse, que le peuple taïwanais reprenne ses droits, qu'une nouvelle constitution voit le jour et que Taïwan renoue avec le sens originel de la démocratie. C'est à travers Jango qui, s'en fait le porte-parole, que cela pourrait advenir. Jango, accompagné du nouveau drapeau de Taïwan, avec en son centre un cerf, est investi d'une mission venue de son enfance comme le suggère la scène suivante où l'on aperçoit Agun, un jeune garçon, qui donne de la voix à travers un haut-parleur, dont le cri annonce le titre, et qui sera ici et là la voix-off du film qui narrera notamment le massacre des cerfs de l'île par les pirates hollandais, il y a quatre siècles de cela, afin d'en faire commerce.



Jango est habité, cela ne fait aucun doute, mais le spectateur remarque assez rapidement qu'il ne colle pas avec l'image habituelle d'un candidat à la présidentielle et encore moins avec celle d'un président élu, comme le montre, par exemple, le fait qu'il aille jardiner, comme tous les autres jours, après être allé voter ou encore qu'il célèbre sa victoire, loin des médias mais à proximité de son petit patelin d'enfance. Il ne semble pas avoir l'étoffe ni l'image d'un président. Cela dit, c'est au moment de cette célébration où, tout de même, Jango se rapproche le plus de son image et cela le rend vite malade, il va même jusqu'à en vomir. Est-ce que le psychanalyste interpréterait ce vomissement comme une parole qui essaie de se dire sans y parvenir ? S'échappe alors de la bouche ce que le corps ne peut accepter, ne peut intégrer, ne peut digérer. À la place de quels mots ce vomi vient-il ? Qu'est-ce que Jango n'arrive-t-il pas à dire ? Ou plutôt, que dit-il sans le savoir ? Et que sa femme, Sunny, dont le prénom a de multiples références au sein du film, sait sans pouvoir le dire. La mine désappointée, voire abattue, Jango se retire. Alors qu'il vient de gagner il semble défait. La fête est déjà finie.



Dacheng Township : bienvenue dans le désert du réel


Il prend la route et peu après sa voiture tombe en panne. Une camionnette sur laquelle est imprimée son portrait, son image, passe devant, s'éloigne de lui et disparaît dans la nuit. Ici commence la traversée du fantasme de Jango. Comme en témoigne son réveil en bord de mer, comme pour mieux signifier sa position limitrophe, voire limite. Il est recueilli par une femme (Mulan) et son enfant (Agun) qu'il connaît visiblement et qui l'aménent à Dacheng Township (ou Taxi), le village de son enfance.


Qui est Mulan pour Jango ? Son amante, sa mère ... ? Les deux à la fois. Qui est Agun pour Jango ? Son fils, son père, lui-même ... ? Les trois à la fois. Les mises en scène successives nous le suggèrent et nous le font deviner avec finesse. L'interprétation classique en psychanalyse est que l'homme recherche sa mère dans son amante et Sigmund Freud nous rappelle aussi que l'enfant est le père de l'homme. Jango va alors vraiment de travers puisqu'il n'emprunte pas la voie qui lui été démocratiquement tracée même. Il semble d'ailleurs avoir oublié qu'il vient d'être élu président de Taïwan et passe deux, peut-être trois jours dans ce village où sa trajectoire extime est faite d'aller-retour, de va-et-vient, entre le dedans, l'intérieur et le dehors, l'extérieur. L'intérieur alors représenté par la petite maison où vit Mulan, sa mère-amante, et l'extérieur par le village lui-même, ses rues, ses lieux, et bien entendu ses habitants, ici généralement des hommes avec lesquels il a de longues conversations au sujet de la néantisation de Dacheng. Jango n'a décidément pas l'air d'un président. D'ailleurs, les habitants ne semblent même pas savoir qu'il est élu. Et de son côté, il passe davantage de temps à écouter ces hommes, à s'imprégner de leur parole, plutôt qu'à les captiver, les séduire et leur faire miroiter des lendemains qui chantent.



Dacheng Township ressemble à ses habitants : réel et vide. D'ailleurs, Agun s'exclame : « Le vide est réel et le réel est vide ». Mulan ne se sent pas vivante et passe le temps à remplir et vider des verres d'alcool. Les hommes du village ont perdu,sous les décisions successives des gouvernements inféodés au capital, tout ce qu'ils avaient de plus cher et qui faisait la substance de leur existence : leur métier et leur famille. Le désœuvrement, la désolation, la désertification, l'abandon et la spectralité du village sont dévoilés dans leur nudité la plus crue. Le spectateur qui prendrait cette partie du film pour un « documentaire » ou un « reportage » ne ferait là que mettre un mot-écran entre lui et le réel. Le seul commerce semble être cette camionnette-vendeuse-ambulante de snacks émettant une voix aiguë robotique répétitive et déshumanisante à souhait. Agun, accompagné par sa camarade, errent dans le fantomatique village et jouent avec ce qui leur tombe sous la main. Il y a d'ailleurs peut-être un élément d'inspiration de subversion politique dans le jeu des enfants qui peuvent détourner de sa fonction première un objet en l'utilisant d'une toute autre façon. Cependant cette fiction ne fait pas de la subversion l'acte politique ultime comme le dévoile la fin.


Je n'ai jamais voulu faire tout ça


Alors que le spectateur commence à saisir les identifications successives de Jango, et peut ainsi comprendre davantage son engagement politique en devinant d'où il a reçu ses lettres de mission, tout vacille. Jango aurait pu se prendre pour le sauveur de Mulan, soit des femmes en lui, de Agun et des travailleurs, soit de l'enfant et des hommes en lui, et de Dacheng, soit de son enfance en tant qu'elle est sa production fantasmatique, mais de façon déroutante, surprenante, il semble en décider autrement. Il suit une femme nue, comme un fantôme sorti d'un songe, dans la nuit, qui le sépare de Mulan et l'expulse de Dacheng. Le voilà de nouveau au bord de la route, mais de l'autre côté du fantasme, et la même camionnette passe devant lui, dans le sens opposé, et son image s'éloigne de nouveau : après l'aller voici le retour. Jango a-t-il réellement passé quelques jours à Dacheng ? Non. Le spectateur a-t-il assisté à son rêve ? Peut-être. À son fantasme ? Sûrement. La parenthèse s'est refermée. Il retourne sur le lieu de la fête, au petit matin, où une femme seule chante un air qui résume parfaitement la relation avec Mulan, puis elle lui tend le micro pour qu'il en prononce les dernières paroles : « Au revoir mon amour ». La séparation, l'au-revoir, se confirment avec la chanson de Charles Aznavour qui parle d'un amour qui s'en va. À quoi d'autre Jango dit-il au revoir quand il quitte son fantasme ?ou pour être plus précis : quand il ne s'identifie plus à l'imaginaire de son fantasme. La fin du film laisse libre l'imagination du spectateur.



Il retrouve Sunny, sa femme, à qui il arrive finalement à dire, et donc à se dire, qu'il n'a jamais voulu faire tout cela et qu'il veut s'enfuir et se cacher. N'est-ce pas là une excellente représentation de l'aphorisme freudien : « Quand la réalité offre à l'homme ce qu'il convoite dans son fantasme, il s'enfuit en courant » ? Ainsi Stefan Libiot propose une interprétation beaucoup plus proche de l'enseignement psychanalytique de cette maxime freudienne que ce qu'a pu faire Nanni Moretti dans « Habemus Papam », par exemple, où le personnage principal refuse d'occuper la place de Pape parce qu'il se trouve au seuil de la traversée du fantasme et de la destitution subjective, là où dans « Taïwan Président » Jango peut laisser vide cette place précisément parce qu'il est de l'autre côté du fantasme. Sunny savait depuis longtemps que son mari ne désirait pas cela — voilà comment interpréter son hésitation au moment du vote — et a eu la patience et la délicatesse de laisser Jango faire son chemin pour qu'il puisse parvenir à le dire, à se l'admettre. Est-ce elle qui, dans son rêve où elle cherchait Jango, est venue l'arracher à Dacheng ? Elle qui se fiche d'être la « First Lady » au début du film affirme, avec un sourire, qu'elle est son épouse, à la fin. Jango a-t-il été élu président pour laisser les gens dire ce qu'ils veulent dire et faire ce qu'ils veulent faire ? Autrement dit, pour laisser le pouvoir au peuple, ce qui est la véritable définition de la démocratie. La démocratie repose sur l'idée que le lieu du pouvoir est vide et que celui qui occupe cette place n'occupe précisément qu'une place qu'il ne doit pas confondre avec son être, au risque de sombrer dans la folie. Jango échappe à la folie en ce qu'il ne se prend pas pour le président, et le film se clôture sur la possibilité d'un acte politique radical qui consisterait alors à ne pas agir au sein des possibilités permises par le paradigme politique contemporain mais précisément à s'emparer du pouvoir qu'il offre afin de ne pas s'en servir, de s'en dessaisir pour redéfinir l'ordre symbolique à partir de cette place vide. Ainsi ce film témoigne que la politique ne va pas sans cette forme d'amour que les grecs nommaient Agapé


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